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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 47.djvu/322

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la raison qu’il n’y avait pas de monarchie. L’empire n’était qu’une forme de la république. Les institutions sont les mêmes, rien ne paraît changé, et si le pouvoir demeure entre les mains d’un seul, c’est une chose dont presque personne ne songe à se plaindre, d’abord parce que sous la république même les exemples n’étaient pas rares de la puissance gardée entre les mains d’un seul, ensuite parce qu’on était persuadé qu’un si vaste empire avait besoin d’une seule tête. Les conspirateurs mêmes ne songent pas à renverser les institutions : ils ne demandent qu’un meilleur gouvernement. Il y a dans Shakspeare un mot d’une profondeur historique admirable et qui peint l’état des esprits à Rome. Quand Brutus, après la mort de César, harangue la foule et annonce qu’il a tué le tyran pour rétablir la république, la foule s’écrie : « Nommons Brutus césar! » Voilà bien les sentimens politiques des Romains depuis cette époque : on aspire à changer les hommes, non les choses. Ni Thraséas, ni Tacite, ni Juvénal, ni Perse, ni les patriciens si fiers, ni les philosophes si agressifs ne réclament une autre forme de gouvernement. Ils regrettent tous les vieilles mœurs de Rome, les anciens usages politiques qui ne sont pas incompatibles avec l’empire, ils s’indignent de voir le sénat envahi par des créatures du prince, par des affranchis : ils s’élèvent contre les abus du despotisme, ils détestent la folie de Caligula, l’imbécillité de Claude, la cruauté de Néron, ils déclament contre la corruption de la cour; mais qu’il paraisse un Nerva ou un Trajan, qu’ils reviennent les temps où il est permis de dire ce que l’on pense et de penser ce que l’on veut, ils se trouveront satisfaits et diront à l’envi qu’on est revenu aux plus beaux temps de Rome. On n’attaque pas l’empire, mais les mauvais princes, et les hommes héroïques qui ont engagé leur vie dans la lutte sont dévoués, non à la république, mais à la chose publique.

Les opinions littéraires de Perse et de ses amis touchent encore à la morale et à la politique. Les stoïciens formaient une sorte de parti dans les lettres, qu’ils ne séparaient pas des mœurs, et ils poursuivaient la corruption jusque dans le style. Chez tous les peuples, quand la littérature déchoit, on ne manque jamais d’imputer cette décadence au gouvernement. A Rome et dans les sociétés antiques en général, ces plaintes étaient assez fondées, car dans ces sociétés libres l’éloquence politique jouait un si grand rôle, elle était si bien le premier mobile des ambitions et des courages, que sa chute a toujours entraîné celle des lettres et des nobles études. Aussi, lorsque sous Auguste la carrière fut fermée aux luttes de la parole, l’éloquence et la poésie, privées de grands sujets, de sujets vivans, furent obligées de se rejeter sur les plus minces matières et