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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 47.djvu/366

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grand service qu’on puisse rendre à la vérité et à la raison, et par conséquent à l’humanité, c’est d’affranchir l’intelligence. Il faut donc faire tout au rebours de ce que fait la loi française, favoriser l’enseignement sous toutes ses formes, et spécialement la production et la vente des livres, au lieu de la gêner, de l’entraver, de la diminuer, dans la pensée, honorable peut-être, mais à coup sûr inintelligente, d’épargner à l’humanité la connaissance du mal.

Qu’est-ce que le mal? C’est une certaine chose pour les philosophes; c’est cette même chose et quelque chose de plus pour les théologiens. Les philosophes n’ont jamais fait la police des esprits, et même ils sont, par la nature de leurs études, les ennemis de cette police; les théologiens ne la font plus. Qui fait aujourd’hui la police? C’est la politique, et qu’est-ce que le mal pour la politique? C’est ce qui lui nuit. D’où il suit que, quand la politique fait fausse route, ce qui paraît mal à ses yeux, ce qu’elle punit, ce qu’elle proscrit sous le nom de mal, c’est le bien. Il est clair que toute cette réglementation n’est qu’une suite de contre-sens. La justice et la vérité se défendent par elles-mêmes. Quiconque a la vérité pour lui demande à parler et à discuter; quiconque l’a contre lui demande ou exige qu’on se taise.

On objecte qu’à défaut du commerce libre, qui répandrait à la fois les bons livres et les mauvais, on aura des sociétés philanthropiques vouées à la propagation exclusive des bons livres, et qu’elles feront le même bien sans mélange de mal, car c’est toujours là la question qu’on se pose : Ne cum bonis semînihus spinœ coalescant, vel medicinis venena intermîsceantur[1]. Il faut répondre d’abord d’avoir confiance dans la force de la vérité, et ensuite de ne pas comparer, pour leur vertu d’expansion, la philanthropie au commerce. Le commerce est bien autrement puissant, bien autrement actif; il meut bien plus de capitaux, il suscite plus d’écrivains, il crée plus de lecteurs. L’industrie vit par elle-même, tandis qu’il faut que la philanthropie renaisse tous les jours; si le zèle s’arrête un instant, l’œuvre est perdue. Il ne s’agit pas d’ailleurs, entre la liberté et l’action, de choisir, mais de cumuler. En Angleterre, en Amérique, en Suisse, partout où on prend sérieusement à cœur l’enseignement du peuple, on a tout à la fois la liberté de la librairie et des sociétés de bons livres. Le voisinage de la liberté donne plus d’énergie et plus de ressources aux sociétés propagatrices; elle les rend aussi, s’il faut tout dire, plus légitimes, car enfin, dans un pays où les livres ne circulent pas librement, les sociétés propagatrices agissent sous la surveillance de la police; elles font leur choix

  1. Léon X, Conc. Lat., sess. 10.