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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 47.djvu/376

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l’avis de la commission et celui du public. Croit-on que le spectateur en soit dupe ? Il voit le monde à côté de la comédie ; il sait très bien que la vertu et le succès ne sont pas rivés à la même chaîne. Quelle est cette singulière aberration d’aller dire à d’honnêtes ouvriers, qui se sentent honnêtes et qui se savent pauvres, qu’il suffit d’être honnêtes pour devenir riches, ou malhonnêtes pour finir un beau jour par être ruinés ? Dites-leur qu’on est heureux, même dans la pauvreté, avec une bonne conscience ; dites-leur qu’il faut remplir le devoir à tout prix, parce qu’il est le devoir, et parce que Dieu le veut. Le devoir est austère ; si vous connaissiez bien les hommes, et si vous les estimiez ce qu’ils valent, vous sauriez que cette austérité même est un charme. Quand le peuple est attentif, tout ce qui est grand l’enflamme. Il est généreux, il est fier ; il aime le récit des grands sacrifices et le spectacle des grands caractères. Un moraliste se plaint avec raison de l’usage où nous sommes d’avoir un langage enfantin, une science enfantine pour les enfans ; il faut leur parler du premier coup la vraie langue, — elle n’est pas plus difficile que le jargon des nourrices, — et les initier graduellement, mais sans intermédiaire, à la vraie science : elle est plus analogue à la raison, et en définitive plus accessible que les sottes superstitions par lesquelles on la remplace. De même pour le peuple : c’est une étrange fatuité que de s’abaisser pour lui parler. Il a si peu besoin qu’on lui fabrique des mélodrames que, quand il a le choix, il court à Corneille. Si on lui faisait des lectures le soir, institution qui serait excellente pourvu qu’elle fût libre, le moyen d’avoir du succès serait de choisir Épictète ou Sénèque. Donnez-lui sans hésiter la grande morale, et, autant que possible, donnez-la-lui dans le langage des maîtres, car il ne faut pas séparer ces deux choses, la belle langue et la belle doctrine. Un livre mal écrit n’est pas assez honnête pour le peuple. S’il faut à toute force des spectateurs pour les mélodrames, envoyons-leur nos bacheliers déclassés, notre jeunesse dorée ; mais, pour ce grand enfant qu’on appelle le peuple, Corneille, Molière, Racine, Shakespeare, Schiller, ne sont pas trop beaux. C’est presque la même faute, c’est presque un attentat contre la morale que de faire à son usage des ustensiles sans grâce, des gravures ou obscènes ou ridicules. En coûterait-il plus de copier l’antique ? Est-ce que la tâche de dessiner un tableau de Raphaël et de le tirer à des millions d’exemplaires pour que le peuple puisse l’avoir à vil prix serait au-dessous de nos premiers artistes ? Pourquoi ne chante-t-on pas dans nos rues des airs de Gluck et de Mozart au lieu de ces refrains ignobles dont nous sommes poursuivis, et qui sont une honte, non pour le peuple, mais pour ceux qui se chargent de l’amuser, et qui ne savent l’amuser qu’en le dépravant ? Com-