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vivant de l’alliance des toutes les classes dans l’insurrection. C’est de type du prêtre-soldat ne séparant pas la religion de la patrie, marchant d’habitude la soutane relevée, le sabre au côté et le revolver à la ceinture, entouré de quelques jeunes officiers en czamarka. Un de ceux qui l’ont vu, un volontaire admis dans son camp, peint cette étrange figure. « Son visage hâlé, ses traits saillans, sa longue barbe brune, ses sourcils épais, son front ridé, forment un ensemble sévère, plein d’énergie et de force, qui, malgré vous, vous pénètre de respect. — Sais-tu tirer et obéir ? me demanda-t-il laconiquement. —- Je le sais. — Sais-tu prier ? — Ma mère me l’a appris. — Sauras-tu mourir ? — Je ne l’ai pas essayé. — C’est bien. » Maçkievicz a son camp dans une de ces forêts immenses, impénétrables, que décrit en traits merveilleux Miçkiewicz dans son poème de Thadée. « Qui scrutera les profondeurs infinies des forêts lithuaniennes ?… Le pêcheur entrevoit à peine du rivage le fond de la mer, le chasseur parcourant la lisière des forêts de la Lithuanie connaît à peine leur contour et leur physionomie extérieure. Quant à leur cœur, c’est un mystère insondable ; on ne sait pas ce qui s’y passe. » Au centre de l’immense forêt aux arbres touffus, aux détours infinis et coupés de marais invisibles, une légende populaire place comme un sanctuaire, comme une contrée inconnue, où sont déposées les ; semences de toutes les plantes, où il y a un couple de chaque espèce d’animaux. Ces animaux, qui se reproduisent sans cesse, ne périssent jamais par la main du chasseur. Quand ils sentent leur fin approcher, ils rentrent et rapportent leurs restes au cimetière commun, « et même le menu gibier, quand il est blessé ou malade, court s’éteindre au pays natal. » Image poétique et touchante de cet instinct qui fait qu’on aime à revenir mourir là où l’on est né, et qui devient un poignant regret pour le banni !

C’est dans une de ces forêts mystérieuses décrites par le poète que Maçkievicz s’est établi et reste jusqu’ici inexpugnable, faisant rayonner ses détachemens et les ramenant toujours dans le camp invisible. Les soldats impériaux ont même fini par éprouver une sorte de crainte superstitieux dès qu’ils approchent du bois. « La vue d’une forêt, écrit un officier russe, produit maintenant sur nos soldats une impression singulière qui ne s’effacera de longtemps ; ils ont l’imagination tellement frappée qu’ils croient que chaque arbre abrite un insurgé. Une fois surtout nous étions sûrs d’avoir vu des rebelles, nous nous avançons, et ce que nous prenions pour des insurgés n’étaient que des ruches juchées très haut sur les arbres. » Et en réalité les forêts restent encore la citadelle de l’insurrection, comme elles ont été son premier asile et son premier foyer, dans la Lithuanie aussi bien que dans le royaume.