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transportée en Sibérie. Chaque jour ce sont des scènes semblables.

Ce n'est pas là cependant ce qu'il y a de plus caractéristique dans les procédés russes. Ce qu'il y a de plus redoutable, c'est cette politique de destruction calculée et implacable attaquant une nationalité, toute une société dans sa religion, dans son intelligence, dans sa constitution morale et matérielle, et comme les anciennes provinces polonaises incorporées à l'empire, la Lithuanie et la Ruthénie, sont celles qui tiennent le plus au cœur des Russes, qu'ils s'attachent le plus obstinément à représenter comme une terre russe, c'est dans ces provinces que s'est déployé tout d'abord avec le plus d'intensité ce système personnifié à Vilna par Mouravief, ce vieillard qui emploie ce qui lui reste de vie à amasser sur sa tête le désespoir d'un peuple. Il ne suffit plus, — et je ne fais que résumer les circulaires du proconsul de la Lithuanie, — il ne suffit plus de ne point être dans l'insurrection ; il faut dénoncer ceux qui y prennent part, révéler la composition des bandes, leurs points de rassemblement, les noms de leurs chefs, « sans qu'aucun lien du sang et de parenté puisse être pris en considération, » c'est-à-dire qu'il faut que les mères dénoncent leurs enfans, les femmes leurs maris. S'absenter, être dans une ville est un crime; il faut être sur sa propriété pour attendre les troupes au passage, pour leur fournir les vivres dont elles ont besoin, les indications qu'elles réclament, sauf à être exposé alors au sort des propriétaires de Woislawice ou de Lodz. Si un meurtre est commis, si les insurgés se sont ravitaillés sur une terre, tous les habitans sont complices et responsables, et au bout de chacune de ces prescriptions il y a pour sanction invariable la mort, la déportation en Sibérie, la confiscation.

Chaque jour a eu sa liste funèbre de fusillés et de pendus de tous les rangs, de toutes les classes, de tous les âges. Il y a des maréchaux de la noblesse comme Vincent Biallozor; il y a des ouvriers, il y a des étudians, même des femmes et des prêtres. Nulle part peut-être plus qu'en Lithuanie le clergé catholique n'a compté de victimes, depuis l'évêque de Wilna, déporté au fond de l'empire comme l'archevêque de Varsovie, jusqu'à ce jeune vicaire Iszora, qui est allé avec une sérénité courageuse se livrer au bourreau pour sauver son curé, emprisonné et près d'être pendu à sa place. Ces exécutions se comptent par centaines; les déportations en Sibérie ne se comptent plus, elles se font par masses obscures. Chaque jour aussi a eu sa liste de confiscations. On comptait déjà, il y a deux mois, dans le seul gouvernement de Wilna, 397 personnes dont les biens ont été séquestrés; 192 appartiennent à la classe des grands propriétaires fonciers, 145 sont de la petite noblesse, de la bourgeoisie et même des paysans ; on voit sur cette liste 8 arbitres ou