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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 47.djvu/974

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propriétaires, elle s’est développée ensuite d’elle-même et a été pratiquée à l’aide des fonds envoyés par les premiers émigrans. Pendant l’année de la famine, les Irlandais des États-Unis ont envoyé aux Irlandais d’Irlande plus d’un million sterling (25 millions de francs). Aussi, durant les dix dernières années, le nombre des émigrans a-t-il- dépassé le chiffre de 1,200,000. Il y avait lieu de croire que la bonne récolte de l’Irlande et les troubles des États-Unis arrêteraient un peu cette année le courant de l’émigration. Cette espérance ne se réalisera pas; la pensée de l’émigration s’est emparée des esprits. On saisit l’opportunité d’une bonne moisson, on craint de ne pouvoir pas plus tard payer les frais du passage. L’idée de la guerre excite au lieu d’effrayer; on se dit que, la guerre civile terminée, les États-Unis feront la guerre à l’Angleterre; on se berce de la pensée de combattre l’ennemie nationale sur le sol américain. C’est là, soit dit en passant, ce qui par contre rend populaire dans la Grande-Bretagne l’expédition française du Mexique; elle est fêtée comme un moyen de détourner vers le sud la colère des États-Unis et de sauver le Canada sans dépense d’hommes ni d’argent. L’émigration va donc prendre un nouvel essor. On s’était trompé en déclarant qu’il était impossible de transporter des populations entières d’un côté de l’Atlantique à l’autre. Malheureusement on ne s’était pas trompé en ce qui touche l’efficacité de ce remède cruel. Ce sont en général les hommes dans la force de l’âge qui émigrent; la quantité et la qualité du travail diminuent donc bien plus que le nombre des bouches à nourrir. L’Irlande souffre beaucoup sans doute d’une propriété en quelque sorte viagère et des locations, qui ne sont d’ordinaire qu’à l’année : combien doit être encore plus préjudiciable à la production le désespoir ou l’attrait qui pousse une population à abandonner le sol qu’elle cultive, et qui ne lui fait voir dans son travail qu’un moyen de gagner les 100 ou 150 francs nécessaires pour payer le passage! Quand même l’émigration aurait les mérites économiques qu’elle n’a pas, elle serait fatale, au point de vue matériel, par ses effets moraux. Il n’y a pas de progrès possible chez une population qui vit déracinée sur la terre où elle est née et où elle ne veut pas mourir.

Quelles sont donc les causes de cette misère, ou, pour parler plus correctement, de ces famines, tantôt locales, tantôt générales, qui menacent toujours une portion de la population irlandaise? Assurément l’histoire d’Irlande est lamentable : c’est la conquête, jamais achevée et sans cesse recommencée, les guerres religieuses succédant aux guerres de race, puis l’oppression du grand nombre par le petit nombre, du catholique par le protestant, du pauvre par le riche. On comprend les haines. Soixante-dix ans de liberté civile,