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Goethe. Ils refusèrent d’y reconnaître l’auteur de tant d’œuvres admirées pour leur perfection et leur pureté ; c’était pourtant le même : seulement tout masque était tombé, et le vrai visage se montrait pleinement à découvert pour la première fois.

Quelle est donc cette terrible esthétique ? J’étonnerai peut-être encore bien des personnes en disant que Goethe était un grand contempteur de ce que nous appelons l’idéal, et qu’il resta toute sa vie, depuis les jours où il écrivit Werther, dans l’enthousiasme de ses jeunes années, jusqu’à ceux où il écrivit le second Faust au milieu des glacés de l’âge, un amant fidèle et loyal de la réalité. La réalité, scrupuleusement, amoureusement, religieusement interrogée, fut sa muse et son inspiratrice. Courtisan respectueux et discret dans le domaine de l’art comme dans celui de la vie, il acceptait avec déférence toutes les traditions d’académie et d’école ; mais, ce devoir de politesse, une fois rempli, il les déposait paisiblement dans les recoins les plus obscurs de son intelligence, et ne demandait de leçons et de conseils qu’à son expérience et à ses souvenirs personnels. Il était convaincu que toute tentative poétique est vaine lorsqu’elle n’a pas ses racines dans la vie présente de l’artiste ou qu’elle ne se rapporte pas à quelque circonstance de son passé. Toute poésie, pour être éternelle, ou seulement pour mériter de vivre, devait avoir son origine dans un moment du temps et dans un coin du monde extérieur, et non sortir de l’effort laborieux et abstrait d’une intelligence solitaire. Tout artiste véritable devait pour ainsi dire recommencer l’histoire de l’art dans sa personne, et se servir des mêmes élémens dont s’était servi le premier artiste ou le premier poète. Or où donc ces élémens avaient-ils été pris, sinon dans la réalité la plus humble et même la plus vulgaire ? Un peu de boue et de cendre animé par le souffle de l’esprit, voilà l’origine de tout art. D’où était sortie par exemple cette littérature héroïque de la Grèce, si justement classique, si justement offerte à l’admiration de chaque génération nouvelle ? Des crimes, des vices et des brutalités de quelques sauvages familles primitives. Un inceste monstrueux, un adultère, un parricide, une vengeance de barbare anthropophage, voilà les élémens nobles et délicats qui se sont transformés en œuvres héroïques. Le modèle le plus parfait de l’idéal classique a été formé avec ce limon primitif. Rien ne remplace cette communication première avec la réalité. La tradition est excellente et peut nous apprendre beaucoup, si nous savons l’interroger comme elle doit être interrogée ; mais elle a deux défauts : le premier, c’est que sa tendance est de nous éloigner de la source de l’art, au lieu de nous en rapprocher ; le second, c’est qu’elle ne présente à l’artiste que les produits de l’art, au lieu de lui présenter les produits de la nature. Ou, si vous aimez mieux,