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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/197

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ne pas se méprendre sur la véritable pensée de l’auteur. Les noms consacrés prennent vite une signification académique, surtout en France, et lorsque la mort a soustrait les hommes illustres aux disputes de chaque jour, l’admiration qu’ils inspirent devient aveugle et sourde, de trop clairvoyante qu’elle était auparavant. Il est dès lors admis que leurs opinions sont irréprochables, et qu’il n’y a plus qu’à s’incliner. Une prévention respectueuse protège désormais leur nom contre la discussion, si bien que ceux qui auraient été de leur vivant les adversaires les plus acharnés de leurs doctrines en viennent à citer leurs paroles comme autorité le plus naïvement du monde, sans songer le plus souvent que si un de leurs contemporains professait les mômes opinions, ils n’auraient pas assez de colère contre de semblables audaces. Très certainement plus d’un amant de l’idéal, plus d’un partisan des traditions académiques se figure que Goethe devait nécessairement penser comme lui et se fait gloire à l’occasion de le citer. Eh bien ! voilà ce que Goethe pensait réellement sur la nature de la poésie et de l’art ; bonne ou mauvaise, voilà sa doctrine littéraire.

Il y a quelque chose d’admirable dans la foi profonde et presque invincible que la réalité inspire à Goethe. Les autres hommes se plaignent sans cesse de la réalité : ils la trouvent trop maigre et trop étroite pour incarner et contenir leurs rêves, ils parlent des déceptions et du désenchantement qu’elle leur a fait subir ; ils découvrent en elle des imperfections, des lacunes, des intervalles qui ne sont pas comblés. Goethe, lui, ne découvre en elle ni imperfections, ni lacunes d’aucun genre. La nature se présente devant lui comme un tout harmonieux et parfait, dont les parties sont étroitement liées les unes aux autres et où l’on ne découvre pas un vide, pas même une simple fêlure. Il n’a jamais été ni trahi, ni déçu, ni désenchanté par elle : au lieu de l’en éloigner, l’expérience n’a fait que l’en rapprocher toujours davantage ; son amour, son respect, sa vénération, j’allais dire son culte pour elle, ont grandi toujours davantage à mesure que l’âge avançait. Loin de la trouver trop parcimonieuse, il la trouvait trop prodigue et se déclarait embarrassé des ressources qu’elle lui fournissait. Les hommes, même les plus grands, sont en général ingrats envers la vie, médisans envers le monde, puérilement exigeans envers la nature ; mais il y en aura eu au moins un qui aura été tout reconnaissance, tout respect et tout admiration ; il y en aura eu au moins un qui n’aura jamais connu le désenchantement et qui aura traversé la vie l’âme pleine d’un mâle bonheur.