Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/282

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

princes qu’il n’avait point su captiver. Polygnote regardait l’art comme quelque chose de sacré, comme une sorte de sacerdoce; Apelle exerçait sur l’art une royauté douce, séduisante, généreuse, mais lui-même n’était qu’un courtisan. Aussi quel souffle fier et hardi anime les compositions de Polygnote! Il lutte avec Homère, génie contre génie; il représente les combats des héros, les exploits des demi-dieux, les victoires des Athéniens ou cette lamentable prise de Troie, pleine d’enseignemens et de tragique grandeur. Quelle prudence au contraire et quelle passion pour la réalité attachent Apelle à la terre, au temps présent, au modèle qui pose sous ses yeux ! Bien loin Jupiter et Minerve, incarnation de l’intelligence divine! bien loin Apollon et les Muses, Castor et Pollux, Achille et Ulysse! bien loin Marathon ou Salamine, et ces glorieux tableaux tirés de l’histoire nationale qui faisaient battre le cœur des Grecs et leur apprenaient à mieux chérir la patrie! Voici Philippe le rusé dont il faut ennoblir les traits, voici le bel Alexandre dont il faut dissimuler l’épaule plus haute, voici Antigone dont il faut cacher l’œil borgne, voici Bucéphale devant qui on fera hennir des cavales pour prouver à Alexandre que son cheval favori est bien ressemblant. Certes les tableaux d’Apelle, d’une exécution incomparable, étaient parfaits ; mais dans quelles humbles limites s’enfermait sa perfection! Quand Polygnote fut vieux, son esprit s’ouvrit plus que jamais aux pensées graves, religieuses : il contemplait la mort en souriant, il se plaisait à sonder le lendemain de la vie, la destinée de l’âme immortelle, et il s’inspirait de ces nobles réflexions pour peindre sur les immenses parois de la Lesché de Delphes les Champs-Elysées, séjour des bienheureux, les Enfers, séjour des coupables, pour donner à son art une portée morale, une philosophie éloquente qui touchait profondément le spectateur. Lorsque Apelle sentit son déclin, il revint à Cos, se plaça devant son chef-d’œuvre, la Vénus Anadyomène, c’est-à-dire devant l’image de la courtisane Phryné, et entreprit de refaire une Vénus plus belle encore, d’obtenir des contours plus purs, des modelés plus puissans, des lignes plus exquises, une expression plus enivrante; en un mot, il poussa à outrance sa lutte avec la nature et avec lui-même : son âme ne connaissait d’autre idéal que la forme, d’autre souci que la perfection matérielle. La vieillesse des deux grands peintres est bien d’accord avec le reste de leur vie, et elle la résume : c’est que les caresses des rois sont plus funestes parfois que leur disgrâce; c’est que la liberté, que tant d’hommes calomnient ou rejettent, double la puissance du génie, parce qu’elle lui laisse toute sa dignité.


BEULE.