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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/391

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loin si vous la développiez ! J’y vois poindre le bout du nez d’un vieux Juif qui s’appelle Spinoza.

— Peut-être, répliqua le chevalier, il s’agit seulement de s’entendre.

On fit servir le thé, et la conversation prit un autre cours.

Conformément à l’usage qui existait alors en Allemagne, et qui probablement subsiste toujours, les trois jeunes personnes, Fanny, Aglaé et Frédérique, présidaient à tous les menus détails de l’économie domestique, dont Mme de Narbal n’aimait pas à s’occuper. Bien, au-delà du Rhin, ne paraît indigne d’une femme bien née, et j’ai vu, dans l’une des plus nobles familles de la Bavière, la fille unique de la maison, d’une rare distinction d’esprit, servir son père à table ainsi qu’un étranger, qui, ce jour-là, était admis à jouir de ce beau spectacle de la grâce unie à la prévoyance. Ces mœurs simples, qu’on retrouve jusque dans les maisons princières, donnent un plus grand prix à la poésie de sentiment, à l’instruction solide et variée qui distinguent les femmes allemandes. C’est un contraste touchant qui avait déjà frappé Mme de Staël que de voir une jeune fille allemande parler une ou deux langues étrangères, entendre les discussions les plus élevées, cultiver les arts, et, après vous avoir charmé par une sonate de Mozart ou de Beethoven, passer à l’office et préparer de ses mains délicates les rafraîchissemens qu’elle va vous offrir ! Une petite bourgeoise française se croirait perdue dans l’estime du petit monde où s’évapore sa vanité si, après avoir ennuyé ses amis d’une mauvaise contredanse, qu’elle aura exécutée sur un piano discord, on lui demandait de savoir comment se fait un bouillon. Il en est de l’art véritable comme de la vraie philosophie, il ne laisse point à demi-chemin celui qui en savoure les beautés, et au lieu d’égarer la faible créature qui s’efforce d’en comprendre les mystères, il la purifie et l’élève jusqu’à la région des principes. Le beau ne serait pas le beau, s’il pouvait être incompatible avec le sens commun, et la femme qui a pris goût aux chefs-d’œuvre du génie n’y apprendra pas à dédaigner les plus humbles devoirs de son sexe.

Après un peu d’hésitation dont elle ne se rendait pas compte, Mlle Frédérique vint offrir une tasse de thé au chevalier. Elle mit dans cette démarche une certaine gaucherie boudeuse qui n’était pas dépourvue de grâce, mais qui trahissait l’effort qu’elle était obligée de faire sur elle-même. La comparaison dont s’était servi le chevalier pour exprimer le caractère général de la musique de Weber avait éveillé sa vanité de jeune fille sans dissiper entièrement le malaise que lui faisait éprouver la présence de l’étranger.

— Vous avez une voix charmante, mademoiselle, lui dit le chevalier