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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/521

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tout, — il fallut en prendre mon parti, — qu’une comtesse silésienne, la femme du plus excellent nageur que nous eussions vu les uns ou les autres. Autant on exaltait l’humanité de ce dernier, autant la froide impassibilité de la comtesse soulevait de commentaires malveillans, parmi les femmes surtout, car il se trouva bien quelques hommes pour la défendre et pour expliquer sa tranquillité par la certitude où elle était de voir son mari se tirer sain et sauf du danger qu’à nos yeux il semblait courir. Cette interprétation charitable avait toute chance d’être accueillie et ralliait déjà un certain nombre de partisans, lorsqu’un digne conseiller intime, remarquable par son excessif embonpoint, nous déclara qu’au vu et au su de la Silésie tout entière la comtesse avait la tête légèrement dérangée. — Cette affection mentale, ajoutait le Geheimer-Ober-Rath (le haut conseiller intime), devait être réputée incurable, car il n’avait jamais ouï dire qu’on eût essayé de la combattre par aucune espèce de traitement. Le comte et la comtesse R... résidaient presque toute l’année sur le majorât du comte, situé à quelque dix milles de Breslau, dans l’isolement le plus complet, n’allant chez personne et ne recevant personne. De temps à autre ils quittaient l’Allemagne pour venir passer quelques mois à Paris. Il n’existait aucun héritier direct du vaste majorât, qui après le décès du comte devait échoir à une branche collatérale. Aussi personne en Silésie ne s’intéressait à la destinée de ce couple étrange.

Ces détails inattendus mirent fin à la discussion qu’ils étaient venus interrompre. Nous approchions du terme de notre voyage, et le petit groupe de causeurs qui s’était jusque-là maintenu se dispersa petit à petit. Chacun, excepté moi, paraissait avoir pris son parti, de ne plus songer à ce qui venait de se passer sous nos yeux. Penché sur l’avant du bateau et les yeux fixés sur les flots jaunâtres, je sondais par la pensée l’inexprimable douleur que je croyais avoir entrevue derrière la pâle immobilité des traits de la comtesse et la torture morale qui se trahissait dans les éclairs çà et là jetés par les grands yeux noirs de son mari. — Non, me disais-je, quoi qu’il en puisse être du secret de ces deux âmes, j’en ai vu assez pour les savoir unies à jamais dans la commune angoisse d’une destinée irréconciliable.

Le soleil se couchait cependant, et il avait presque disparu lorsque nous longeâmes lentement les murailles noircies de la vieille cité impériale. La tour massive de la lourde cathédrale se profilait en noir sur un horizon teint de pourpre, et quand je levai les yeux sur cette grue gigantesque qui étend son bras de squelette vers l’antique « rocher du Dragon, » il me sembla que peut-être elle l’interpellait en ces termes : — Nul ne peut rappeler le passé; l’interminable retour des ans lasse et attriste le cœur. Des temps qui ne sont plus,