Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/552

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

motif apparent, sans cause appréciable, sans le moindre symptôme précurseur qui laissât pressentir la crise et permît de se prémunir contre elle. La dernière de ces attaques, antérieure d’un mois à la mort de la comtesse douairière, avait eu lieu sous ses yeux et sous ceux de Juliette pendant une promenade en voiture où Edmond les escortait à cheval. « Nous étions, écrivait-elle à son amie, sur la route du vieux moulin et près de l’endroit où elle rejoint la nouvelle chaussée qui longe la hauteur, appelée chez nous le Banc du Géant. Au détour de la vallée, au point même de la jonction des deux routes, s’élève un poteau indicateur dont la branche horizontale, — le bras, si tu l’aimes mieux, — tournée de notre côté, semblait nous défendre d’aller plus loin. C’est tout au moins ce que je me suis figuré depuis lors. Edmond se trouvait juste en face du poteau, et il allait tourner l’angle de la route, lorsque tout à coup il poussa un faible cri. Je vis les rênes glisser de ses mains, je le vis jeter ses bras en avant et ramener ensuite ses mains sur ses yeux, puis il vacilla sur sa selle comme si une balle fût venue l’atteindre, et le moment d’après il gisait à terre dans un état de complète insensibilité. Nous nous jetâmes aussitôt hors de la voiture pour courir à son secours, et nous étions encore penchées sur lui, cherchant à le faire revenir, lorsqu’un bruit épouvantable nous força de lever les yeux. Le moulin, que nous avions tout à l’heure en vue, venait de disparaître. Un énorme fragment de roc, autour duquel essaimaient des nuages de poussière blanche, était tombé sur la route et nous barrait le passage. Les chevaux prirent peur, s’emportèrent, et je ne sais comment le cocher les eût arrêtés, si la voiture n’avait chaviré fort à propos. Personne au surplus n’était blessé. L’écroulement d’un mur mal étayé par les maçons a déterminé la chute de ce rocher, qu’on avait déplacé en faisant la route et qui, sans l’accident arrivé à Edmond, nous aurait infailliblement écrasés tous. »

On lit à la même date dans le journal du jeune comte : « Comment faire pour douter de ce qui s’affirme ainsi? De même que j’ai vu, dans le désordre de cette embuscade où les Tcherkesses nous avaient attirés, la main fatale détourner un fusil braqué sur ma poitrine, de même j’ai reconnu à l’extrémité de ce bras, qui nous défendait de passer outre, l’anneau flamboyant que je sais au fond de la Weidnitz. Dans cette protection invisible dont je suis ainsi entouré, mon âme pressent une menace. Quand doit-elle se réaliser? Ces apparitions ne frapperont-elles jamais d’autres yeux que les miens?... Après tout, pourquoi des remords?... L’action seule engendre des conséquences... Ce qui n’est pas fait, réellement fait, n’existe point... Ce qui n’existe point ne saurait avoir de résultat. Tous les actes de ma vie, et jusqu’aux mouvemens de ma pensée,