Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/71

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

abondante et passionnée se mettait à l’aise, et leur abandonnait le reste. C’est ainsi qu’au début de leur amitié Brutus plaida à ses côtés et sous sa direction. Cependant Brutus n’était pas de son école : admirateur fanatique de Démosthène, dont il avait fait placer la statue parmi celles de ses aïeux, nourri de l’étude des Attiques, il cherchait à reproduire leur sobriété élégante et leur fermeté nerveuse. Tacite dit que ses efforts n’étaient pas toujours heureux : à force de fuir les ornemens et le pathétique, il était terne et froid; en recherchant trop la précision et la force, il devenait sec et tendu. C’étaient des défauts antipathiques à Cicéron, qui, voyant d’ailleurs dans cette éloquence, qui fit école, une critique de la sienne, essaya par tous les moyens de convertir Brutus; mais il n’y réussit pas, et sur ce point ils ne parvinrent jamais à s’entendre. Après la mort de César, et quand il s’agissait de bien autre chose que de débats littéraires, Brutus envoya à son ami le discours qu’il venait de prononcer au Capitole, et le pria de le corriger. Cicéron se garda bien d’en rien faire : il connaissait trop par expérience l’amour-propre des écrivains pour courir le risque de blesser Brutus en essayant de mieux faire que lui. Le discours du reste lui semblait fort beau, et il écrivait à Atticus qu’on ne pouvait rien voir de plus élégant ni de mieux écrit. « Pourtant, ajoutait-il, si j’avais eu à le faire, j’y aurais mis plus de passion. » Assurément Brutus ne manquait pas de passion, mais c’était comme un feu secret et contenu qui ne se communiquait qu’aux plus proches, et il répugnait à employer ces grands mouvemens et ce pathétique enflammé sans lesquels on n’entraîne pas la foule.

Il n’était donc pas pour Cicéron un disciple fidèle, on peut ajouter qu’il n’était pas non plus un ami commode. Il manquait de souplesse dans ses rapports, et son ton était toujours rude et brusque. Au commencement de leurs relations, Cicéron, accoutumé à être ménagé des plus grands personnages, trouvait les lettres de ce jeune homme aigres et hautaines, et il en était blessé. Ce n’était pas le seul reproche qu’il eût à lui faire. On connaît la vanité irritable, soupçonneuse, exigeante du grand consulaire; on sait à quel point il aimait la louange : il se l’accordait libéralement à lui-même, il l’attendait des autres, et, s’ils tardaient à la lui donner, il n’avait pas honte de la réclamer. Ses amis étaient généralement complaisans pour cette naïve faiblesse, et n’attendaient pas pour le louer d’y être invités par lui. Brutus seul résistait; il se piquait de franchise et disait sans ménagement ce qu’il avait sur le cœur. Aussi Cicéron s’est-il plaint souvent qu’il lui marchandât les éloges; un jour même il se fâcha sérieusement contre lui. Il s’agissait du grand consulat et de la délibération à la suite de laquelle Lentulus et les complices