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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/755

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notre Dieu, et notre imagination n’a pas encore oublié les fantômes qui hantaient la leur. Notre ordre social, en dépit de tant de révolutions et de tous les progrès accomplis, tient par de trop profondes racines au moyen âge et à la renaissance pour que nous ne retrouvions pas souvent auprès de nous les situations où Shakspeare a placé ses personnages et l’accent même des passions dont il a su les animer.

Il est surtout un côté par lequel Shakspeare nous touche de plus près qu’Eschyle et nous va plus directement au cœur : je veux parler de la place qu’il accorde aux femmes dans son théâtre. Nul n’a jamais su mieux que Shakspeare peindre ces âmes ardentes, où le sentiment domine en maître, qui ne restent jamais dans le médiocre, mais que, suivant les circonstances, un impétueux et irrésistible élan portera aux crimes les plus horribles ou aux plus merveilleux dévouemens. Eschyle se vante, d’après Aristophane, de n’avoir jamais montré aux Athéniens de Phèdre incestueuse ou de Sthénobée adultère, et la situation des femmes dans la société athénienne du Ve siècle avant notre ère était en effet tellement inférieure et subordonnée qu’elles ne pouvaient guère se faire connaître que par leurs vices. Tout entiers à l’orgueil de leur vertu civique et de leur libre et virile activité, ni le poète, ni ceux dont il recherchait les suffrages, ne songeaient à regarder dans le cœur de la femme, et à voir tout ce qu’il y tient de vives affections promptes à se tourner en haine, de passion délicate, intense et variée, de puissance pour le bien ou pour le mal. Sur la scène athénienne, c’étaient des hommes qui jouaient des rôles de femme, et cette substitution se comprend, car, à vrai dire, ni chez Clytemnestre, ni chez Cassandre ou Electre, il n’y a rien qui appartienne en propre à la femme : tous ces personnages du théâtre d’Eschyle n’ont pas de sexe. Ce n’est pas là un reproche que j’adresse au père de la tragédie, il ne pouvait point ne pas être de son pays et de son siècle ; mais on me permettra de dire qu’il y a dans des rôles comme ceux de Portia, de Juliette, de Desdémone, de Cordélie, d’Ophélie, tout un ordre de beautés, toute une source d’émotions et de larmes qui fait défaut à Eschyle. À côté de ces douces et attendrissantes figures qui aiment jusque dans la mort même ceux pour qui et par qui elles souffrent, c’est une Gertrude égarée par un amour coupable et déchirée par le remords, c’est une Gonerille, une lady Macbeth, jetées par l’ambition hors des voies que la nature a tracées à leur sexe, et plus âpres alors, plus impitoyablement cruelles que les époux dont elles poussent la fortune. Il y a là une profondeur d’observation, une richesse de contrastes, une connaissance du cœur de la femme, dont rien dans la tragédie antique, si ce n’est quelques scènes d’Euripide, ne peut donner l’idée. Pour l’homme moderne, qui doit à la femme ses plus chères joies et ses plus mortelles douleurs, un théâtre d’où les femmes sont absentes ne sera jamais qu’un théâtre incomplet.

C’était pourtant, lui aussi, un génie humain et tendre, sous son apparente rudesse, que le grand Eschyle. Voyez par exemple la première scène du Prométhée. Avec quel art, en face de l’inflexible fermeté de Prométhée et de l’insolence brutale de la Puissance, il a placé Vulcain, qui trouve des plaintes et des larmes sincères pour celui que le force à faire souffrir l’irrésistible