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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/869

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Outre les qualités naturelles qui lui sont nécessaires pour diriger un personnel nombreux, sa fabrication sucrière exige un ensemble assez étendu de connaissances acquises, où souvent la théorie vient se mêler à la pratique. On s’est longtemps représenté en France le planteur de nos colonies comme un type de mollesse et d’indolence, comme un maître égoïste s’enrichissant sans remords du travail d’autrui. Que le despotisme autorisé par l’esclavage ait eu ses abus, c’est ce que nul ne niera, car l’omnipotence est le pire écueil de notre nature. Il est probable pourtant que ces abus ont été exagérés, et que l’on y a souvent pris l’exception pour la règle ; l’intérêt bien entendu du maître en est la meilleure preuve. Quant au reproche de mollesse et d’oisiveté, de tout temps il a dû être peu fondé, et sous ce rapport la vie de l’habitant devait être au siècle dernier fort semblable à ce que nous la voyons de nos jours. Se lever avec le soleil, le devancer même souvent, ne rentrer qu’après avoir fait le tour de la propriété pour suivre le développement de chaque plantation de cannes, passer de longues heures à la sucrerie, au moulin ou devant les chaudières, surveiller des travaux d’entretien, des réparations sans cesse renaissantes, ne négliger en un mot aucun des cent détails d’une exploitation toujours complexe alors même que l’échelle en est restreinte, tel est le programme d’une journée qui n’est assurément pas celle d’un oisif. Et cette surveillance incessante est de première nécessité, on ne s’en aperçoit que trop en comparant l’habitation sur laquelle plane l’œil du maître avec celle où trônera négligemment un régisseur insouciant. En revanche, s’il est vrai de dire que rien n’attache comme la terre, nulle part ce dicton n’est plus vrai que pour ces habitations qui résument l’histoire d’une famille, les splendeurs du passé, les affections du présent, les espérances de l’avenir. On peut les quitter, on les quitte même trop souvent, mais il est rare que l’on n’y revienne pas. On voit des créoles heureux de retrouver la vie d’habitant après avoir dépensé dans les salons de Paris les dix meilleures années de leur jeunesse. D’autres, avec une fortune plus que suffisante, remettent d’année en année leur départ définitif pour la France, et finissent par ne plus partir du tout, ou à peine ont-ils touché l’Europe qu’ils regrettent déjà la colonie. D’autres enfin vont jusqu’à abandonner leurs intérêts dans la métropole pour venir aux îles remettre en valeur quelque propriété patrimoniale. L’émancipation de 1848 fut pour toutes ces existences une crise solennelle : à quel prix nos colonies en sortirent, on va le voir. Leur avenir dépendra des leçons que leur aura données cette période de transition.