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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/965

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portes closes à la vengeance. Se pouvait-il bien qu’il fût mort ?… Nul moyen de compter ces minutes qui passaient si lentes, chacune d’elles éteignant l’ardeur des premières espérances. À la fin, un imperceptible tressaillement, une sorte de vibration lumineuse annonça que ces yeux fermés allaient s’ouvrir ; — ils s’ouvrirent en effet et se dilatèrent presque aussitôt…

« — A la bonne heure !… Tu me vois… Tu me reconnais !…

« Tito effectivement l’avait reconnu, mais sans pouvoir se rendre compte si c’était la vie ou la mort qui le faisait ainsi comparaître devant son père outragé. Ce pouvait être la mort, — la mort pouvait être le froid glacial qu’il éprouvait, l’angoisse qui lui serrait le cœur devant cette apparition hideuse de son passé, penchée à jamais sur lui.

« La seule crainte de Baldassare maintenant, c’était de voir lui échapper cette proie jeune et robuste ; il resserra autour du cou la pression de ses doigts noueux, et avec toute la force que la vieillesse laissait à ses membres épuisés, il appuya son genou sur la poitrine pantelante… La mort maintenant pouvait venir.

« Sans se fier à l’immobilité de ces paupières qui venaient de se refermer, sans croire à ce trépas apparent, le meurtrier attendait, toujours agenouillé, que la justice envoyât quelques témoins, et alors lui, Baldassare, se proclamerait hautement le bourreau de ce traître envers qui jadis il avait rempli tous les devoirs d’un père. Peut-être à la fin le croirait-on, et il accepterait volontiers la rétribution de son crime, pourvu que la mort vînt l’atteindre à cet endroit même, cramponné au cou de l’infâme et le poursuivant jusqu’en enfer de son étreinte vengeresse.

« Quand les forces lui manquèrent, quand il sentit qu’il ne pouvait plus rester à genoux, il s’assit sur le cadavre, les doigts toujours crispés autour du col de la tunique. Le grand jour était venu, mais pas un témoin ne se présenta. Aucun regard n’alla chercher au loin ce groupe immobile, enfoui dans les hautes herbes qui croissent au bord du fleuve. Florence avait ce jour-là de bien autres affaires et mettait en scène un drame bien autrement palpitant. Peu après que la mort eut couché l’un à côté de l’autre les deux cadavres gisant sur les rives de l’Arno, Savonarole, soumis à la torture, poussait ce cri d’agonie qu’on fit semblant de prendre pour un aveu de ses crimes… »


Nous avons vu Romola fléchir un instant sous le fardeau d’une existence désenchantée ; mais les flots auxquels elle a confié le soin de mettre un terme à ses souffrances la portent doucement, grâce à l’impulsion d’une brise favorable, vers un pauvre village de la côte méditerranéenne, où quelques juifs portugais, fuyant les rigueurs de l’inquisition, sont venus peu de jours auparavant mourir de la peste. Le fléau qu’ils ont importé sévit dans toute la vallée adjacente ; la plupart des chaumières sont abandonnées ; la peur domine les âmes et paralyse toute inspiration charitable ; de ces malheureux qui languissent et se meurent isolément, pas un ne songe à porter