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où vous remuez ciel et terre à propos d’ut, ré, mi, fa ? Il vaut mieux profiter de la jolie valse que nous entendons.

À ces mots de la comtesse, tout le monde se leva, et les couples se lancèrent allègrement sur le sable fin. À ce spectacle inattendu d’une ronde joyeuse au clair de la lune et autour d’un vrai lac de fées, le cœur du chevalier se troubla. Il ne put voir Frédérique appuyée sur le bras de Wilhelm sans une émotion cruelle. Il s’esquiva et alla s’asseoir dans l’un des bosquets qui entourent le lac. Le hasard le conduisit dans le même réduit où Frédérique avait fait à Lorenzo l’aveu du sentiment qu’elle croyait éprouver pour lui. Le souvenir de cette grande illusion de son âme l’attrista beaucoup, et en apercevant de loin la taille svelte de Frédérique emportée dans le tourbillon des valseurs, il lui sembla voir comme une vision de sa propre destinée, un rêve de bonheur à jamais évanoui. Assis sur ce même banc de pierre où Frédérique s’était jetée à ses pieds, il s’écria : Misero me !… et fondit en larmes.

Le départ des promeneurs qui retournaient à la villa vint enlever Lorenzo à ses tristes méditations. La comtesse avait retenu les musiciens pour toute la nuit. On dansa jusqu’au jour, et le lendemain de cette fête brillante Schwetzingen était retombé dans son calme habituel. Aglaé était partie pour la France avec son mari ; le docteur Thibaut, les Loewenfeld et les autres convives étaient retournés chez eux. Il ne restait plus dans la maison de Mme de Narbal que Mme de Rosendorff, dont le prochain départ avec sa nièce n’était plus un secret. Le chevalier n’avait plus que de rares occasions de voir Frédérique seule. On le surveillait. Mme Du Hautchet avait fait croire à Mme de Rosendorff que le Vénitien était capable de quelque coup hardi, d’un enlèvement peut-être. Aussi Frédérique était-elle rarement à la villa ; elle faisait avec Mme de Rosendorff à Heidelberg, à Manheim, de nombreuses excursions qui devaient la soustraire le plus possible à la présence de l’homme qu’on redoutait.

Un jour cependant le chevalier fut invité à dîner chez un médecin de Manheim, le docteur Stolz, qu’il connaissait beaucoup. Mme de Rosendorff devait se rendre à la même invitation avec Frédérique, la comtesse et sa fille Fanny, pour qui cette réunion avait un but particulier : il s’agissait de la faire rencontrer avec un homme de distinction qui était attaché à la cour du grand-duc de Bade et dont on lui avait parlé avec beaucoup d’éloges. Fanny avait alors à peu près vingt-cinq ans, et, sans être aucunement pressée de fixer sa destinée, le mariage d’Aglaé avait pour ainsi dire éveillé la molle indolence de son caractère et excité la curiosité de son esprit pour un sujet qui ne la préoccupait pas excessivement. Son cœur était calme, ses goûts éclairés et raisonnables, et aucun pressentiment