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malheur ! » Quand il sut que l’armée républicaine était partie, et avec elle presque tous ses anciens amis politiques, quand il sentit que sur cette terre italienne il n’y avait plus de magistrats, plus de consuls, plus de sénat, il fut saisi d’une profonde douleur ; il lui sembla que le vide s’était fait autour de lui, et que le soleil même, activant son expression, avait disparu du monde. Bien des gens venaient le féliciter de sa prudence, mais lui se la reprochait comme un crime. Il accusait amèrement sa faiblesse, son âge, son amour du repos et de la paix. Il n’avait plus qu’une pensée, c’était de partir au plus vite. « Je ne puis supporter mes regrets, disait-il ; mes livres, mes études, ma philosophie ne me servent de rien. Je suis comme un oiseau qui veut s’envoler, et je regarde toujours du côté de la mer. »

Dès lors sa résolution était prise. Cælius essaya en vain de le retenir au dernier moment par une lettre touchante où il lui montrait sa fortune perdue et l’avenir de son fils compromis. Cicéron, quoique très ému, se contenta de répondre avec une fermeté qui ne lui était pas ordinaire : « Je suis heureux de voir que vous preniez autant de souci pour mon fils ; mais si la république subsiste, il sera toujours assez riche avec le nom de son père ; si elle doit périr, il subira le sort commun de tous les citoyens. » Et bientôt après il passa la mer pour se rendre dans le camp de Pompée. Ce n’est pas qu’il comptât sur le succès : en s’associant à un parti dont il connaissait toutes les faiblesses, il savait bien qu’il allait volontairement prendre sa part d’un désastre. « Je viens, disait-il, comme Amphiaraüs, me jeter vivant dans le gouffre. » C’était un sacrifice qu’il croyait devoir faire à sa patrie, et il convient de lui en tenir d’autant plus de compte qu’il le faisait sans illusion et sans espérance.

Pendant que Cicéron allait ainsi rejoindre Pompée, Cælius accompagnait César en Espagne. Tout commerce entre eux devenait dès lors impossible ; aussi leur correspondance, qui avait été jusque-là très active, s’arrête-t-elle à ce moment. Il reste cependant encore une lettre, la dernière qu’ils se soient écrite, et qui forme un contraste étrange avec celles qui précèdent. Cælius l’adressait à Cicéron quelques mois à peine après les événemens dont je viens de parler, mais dans des circonstances très différentes. Quoiqu’elle ne nous soit parvenue que très mutilée, et que le sens de toutes les phrases ne soit pas facile à rétablir, on y voit clairement que celui qui l’écrivait était en proie à une irritation violente. Ce partisan zélé de César, qui cherchait à convertir les autres à son opinion, est devenu, subitement un ennemi furieux ; cette cause, qu’il défendait tout à l’heure avec tant de chaleur, il ne l’appelle plus qu’une cause détestable, et il trouve « qu’il vaut mieux mourir que d’y rester. »