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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/690

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« — Oui, monsieur, reprit-elle, jusqu’ici votre raison n’a résisté qu’à des hommes ; vous verrez à présent jusqu’où peut aller une femme qu’on insulte. Avant peu vous aurez perdu la tête, et alors je vous forcerai à m’aimer, à ne plus voir que moi ; vous me suivrez partout, enchaîné à mon sourire ; ce jour-là, renonçant à ma haine, je vous aimerai peut-être encore, mais non de cet amour que j’éprouvais il y a cinq minutes.

« Cette déclaration de guerre où se révélait une si grande perversité souleva la colère d’Alfred. — En ce cas, dit-il les dents serrées, je vous donne ma parole d’honneur qu’au premier symptôme d’aliénation mentale, je vous tue sur place pour m’épargner la dégradation d’être votre amant à quelque titre que ce soit.

« — Menace à l’usage de votre sexe ! répliqua la matrone avec l’accent du mépris. Tuez-moi dès qu’il vous plaira : le plus tôt sera le mieux ; mais si vous tardez seulement de quelques jours, tenez pour certain que vous êtes à moi ; la folie et l’amour auront fait de vous mon esclave… »


Chez les Dodd cependant, depuis la disparition inexpliquée d’Alfred, Julia est plongée dans les doutes les plus cruels, dans l’incertitude la plus poignante. Facilement trompés par les faux rapports que Richard Hardie leur a fait parvenir, mistress Dodd, Edward lui-même ne doutent pas que Julia n’ait été victime de la plus indigne trahison ; elle seule ne veut pas croire à l’infidélité d’Alfred, et, puisqu’il ne reparaît pas, puisqu’il ne donne pas de ses nouvelles, soupçonne qu’il a péri, victime de quelque trame ténébreuse. Quant à Richard Hardie, son audace semble avoir dompté la fortune. Il tient son fils prisonnier, et les recherches les plus actives n’ont pu faire retrouver les traces du malheureux jeune homme. Une embuscade nocturne, où de prétendus voleurs cherchent à constater sur lui la présence du mystérieux portefeuille, n’aboutit, adroitement déjouée, qu’à le justifier complètement du vol des quatorze mille livres sterling. Revenus de leurs soupçons et supposant que le trésor a dû être anéanti par quelque accident de mer, les Dodd croient à la fausse misère de l’habile banqueroutier. Ils reçoivent familièrement sa fille Jane, qu’il emploie sans qu’elle s’en doute à espionner les secrets de leur intérieur. C’est par elle néanmoins qu’un premier châtiment lui sera infligé. La Providence lui retire cette sainte et pure affection dont il n’était pas digne. Jane périt sous les coups d’un malheureux jardinier, enveloppé dans la ruine de la maison de banque, et que la perte de ses économies a rendu fou. Au chevet de sa fille mourante, Richard a senti quelques remords, et, pour racheter la vie de Jane, il aurait peut-être consenti à restituer cet argent fatal dont la possession lui a déjà coûté si cher ; mais quand il voit le ciel, sourd à ses prières, se refuser à cette espèce de troc et lui retirer impitoyablement la pieuse et aveugle tendresse qui lui promettait le bonheur de ses vieux jours, il se révolte et s’indigne.