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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/737

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pour but d’acheter bon marché et de vendre cher. C’est son existence même. — Je vous répète, reprit avec solennité le président, que le tribunal ne peut accepter de pareils principes. » L’incident ne fut pas autrement vidé, les négocians furent condamnés, et je sortis en songeant que, dans la plupart des pays, le boucher qui chercherait à vendre de la viande gâtée serait tout naturellement puni par l’abandon des consommateurs, sans que la justice eût à s’en mêler ; mais les choses ne se passent pas ainsi aux colonies. La morue à la vérité n’y est pas moins de première nécessité que la viande dans nos contrées ; c’est l’indispensable aliment des campagnes, et cependant il était notoire que depuis quelque temps la qualité des arrivages de Terre-Neuve devenait de plus en plus mauvaise. En voici l’explication.

De tout temps, on le sait, l’industrie des pêches maritimes a éveillé à un haut degré la sollicitude de notre gouvernement., qui voyait là une importante école de matelots, et, de toutes les branches de la pêche maritime, la plus avantagée était sans contredit celle de la morue. Aux primes venaient s’ajouter, non pas de simples droits différentiels, mais de belles et bonnes prohibitions qui lui inféodaient à tout jamais certains marchés, parmi lesquels ceux de nos îles à sucre tenaient le premier rang, La prime n’était d’ailleurs acquise que pour ces destinations réservées. Les choses fonctionnant ainsi, on doit reconnaître qu’il y avait entre ces primes et ces prohibitions une sorte d’enchaînement, grâce auquel nos colons étaient à peu près sûrs de ne pas voir leurs travailleurs mourir de faim[1] ; mais un jour vint où, dans l’espoir de donner plus d’extension à cette pépinière maritime dont nous apprécierons plus loin la juste valeur, on voulut ouvrir de nouveaux débouchés à nos pêcheurs, et l’on prima indistinctement toutes les morues exportées de Terre-Neuve, quelle qu’en fût la destination. Quel fut le résultat de cette mesure ? La plus légère connaissance des lois qui président au mouvement du commerce eût suffi à le faire prévoir. Nos armateurs, voyant aux portes de leurs pêcheries un marché de premier ordre, celui des États-Unis, marché que la prime leur permettait d’aborder dans les conditions les plus avantageuses, nos armateurs, dis-je,

  1. Il n’en arrivait pas moins trop souvent que nos armateurs étaient hors d’état de faire face à ces engagemens, et, dès que leurs navires manquaient, la disette s’ensuivait. Une ordonnance royale du 22 août 1833 attribuait en ce cas aux gouverneurs des colonies la faculté d’ouvrir temporairement leurs marchés à la morue étrangère ; mais le manque de communications rendait illusoire cette mesure, qui n’eût pu être efficace qu’à la condition d’être permanente. Si exceptionnelles que fussent d’ailleurs les applications que l’on en fit, chaque fois elles provoquèrent en France les plus violences explosions de colère dans les chambres de commerce, et l’on vit même, sous le règne de Louis-Philippe, un gouverneur révoqué pour ce motif.