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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/796

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REVUE DES DEUX MONDES.

Elle eut le courage d’aller vers lui, un sourire aux lèvres, elle s’appuya sur son épaule ; mais elle avait envie plutôt de tomber à ses pieds et d’y répandre sa confession avec ses larmes et le sang de son cœur. C’était la première fois que cette idée s’emparait d’elle ; l’emportement furieux et inattendu de Julien la jetait elle-même dans un inexprimable désordre de passion. S’il connaissait, s’il soupçonnait seulement le passé, et que jusqu’alors il eût eu la générosité de se taire, ce n’était plus un amant de ce monde, ce n’était plus un homme ; il lui paraissait plus grand, plus beau qu’un dieu. On se confesse à Dieu, il écoute et il pardonne. Mais Julien se dégagea doucement : il ne voulait pas la confesser. XIII.

En vérité ce n’est que la mémoire qui d’abord avait parlé chez M" d’Espérilles lorsqu’elle avait revu Julien au retour du grand voyage ; l’amour était venu bientôt après, causé surtout par ce regard si merveilleusement doux, si infiniment clément et tendre, qu’un jour elle avait surpris fixé sur elle ; mais la passion n’était née dans son cœur que de la veille, devant ce vase brisé : la vraie passion qui vivifie et qui dévore, qui brûle et fait couler en nous une source plus fraîche que le lait, la passion qui d’abord étouffe l’égoïsme comme Hercule naissant étouffa le monstre, qui rend les femmes plus vaillantes que les hommes et ceux-ci plus humbles que des enfans ; la vraie passion qui n’est point que le désir et qui en a toute la force, qui n’est point que la tendresse et qui en a les douceurs profondes. Il semble alors qu’on ait des sens dans l’âme, et une âme dans les sens. Heureux qui peut entretenir ce feu sacré d’une main pure, mais heureux seulement celui-là ! Et c’est pourquoi M’"' d’Espérilles, à mesure que ces grandes joies descendaient en elle, commença de souffrir le martyre. Elle n’avait point suivi l’inspiration qui lui conseillait de se jeter aux pieds de Julien et de lui tout avouer ; mais son cœur s’était agenouillé, si ce n’était elle-même. Jamais humilité ne fut si vraie, ni si amère. Elle vécut ensuite de terreurs pendant une grande semaine, car une secrète voix lui disait que ce qui est juste arrive toujours et qu’elle était menacée de perdre ce bien dont elle n’était point digne. Le temps n’était plus où elle se croyait si sûre de son bonheur ; ses yeux se remplissaient de larmes quand elle regardait l’avenir, et d’une supplication muette et désespérée quand ils se tournaient vers Julien. Il lui semblait même qu’il se détachait d’elle depuis qu’elle s’était si fortement attachée à lui. Il ne parlait en effet que de la quitter, de s’éloigner pour un temps. Encore un voyage ! L’atmosphère artificielle de Paris l’étouffait, disait-il. Cette