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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/919

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presque impossible de rendre en français l’animation guerrière.


« Mon cheval est plus léger que la flèche ou le pampero[1]… Au milieu du combat, il frappe la terre, il bondit. Il se lance comme un tourbillon au plus épais du carnage, à la vue de la pique sanglante.

« Et quand j’étends mon bras, quand je vais prendre le lazo, ses yeux dardent la lumière… Ses yeux sont deux étoiles, ses sabots sont quatre étincelles ; il est fidèle comme mon couteau et beau comme la nuit sereine. Ah ! j’aime mon gris-pommelé autant que j’aime ma brunette. »

« Ainsi chantait un gaucho en sellant son cheval. Il entend sonner le clairon, bondit, et d’un saut léger s’élance dans le désert. »


Encore de nos jours il est certain que plusieurs poètes colombiens d’un grand mérite se laissent entraîner par leur extrême facilité d’assimilation à se faire les simples échos des sentimens et des pensées qu’on leur envoie de l’ancien monde ; mais, prise dans son ensemble, la littérature des républiques espagnoles n’en existe pas moins depuis quelques années comme littérature distincte remplissant un rôle spécial dans l’histoire de l’humanité et ne pouvant être remplacée par aucune autre. Un des poètes et des critiques les mieux connus de Buenos-Ayres, Juan Guttiérez, l’affirme avec un certain emportement. « Il en est, s’écrie-t-il, qui nient encore l’existence d’une poésie particulière à l’Amérique. À la fin il faudra bien pourtant reconnaître notre indépendance en littérature, comme on l’a reconnue en politique ; l’une et l’autre ne sont pas en question, ce sont des faits… Nos poètes sentent l’histoire de la patrie et la nature américaine avec des cœurs passionnés américainement. » En effet, si toute poésie vraiment originale doit avoir pour résultat d’évoquer les hommes et les choses dans un monde idéal sans perdre de vue la réalité, si elle doit à la fois peindre avec exactitude et transfigurer par le sentiment du beau les événemens de l’histoire, la société environnante et la nature elle-même, il est incontestable que les écrivains de l’Amérique espagnole ont déjà commencé leur œuvre. Dût la Colombie disparaître soudain, elle ne périrait pas tout entière, on la retrouverait en partie dans les chants de ses poètes.

Et non-seulement il existe une littérature hispano-américaine, on peut même dire que chacune des républiques a sa littérature nationale. Lorsque le régime colonial existait encore, l’uniformité la plus monotone régnait sur toutes les provinces en dépit de la diversité des pays et des races indiennes qui les habitaient. Partout la société était divisée en castes ennemies, partout les fils des conquérans avaient à subir la même oppression politique, partout ils

  1. Le vent des pampas.>