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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/251

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américain ne tournera point en sentiment de vengeance contre le sud, qui est à ses pieds, la juste horreur que lui a inspirée un crime infâme. On a élevé des controverses déplacées sur la question de savoir à quelle opinion appartient l’assassin de M. Lincoln. Si cet assassin est bien celui qu’on a cru reconnaître, le comédien Wilkes Booth, il est difficile de douter qu’il ne fût un sécessioniste exalté. On affirme en effet que ce Booth, lors de la tentative de l’abolitioniste John Brown, qui inspira aux Virginiens, il y a quelques années, une frayeur devenue si cruelle, s’enrôla dans la troupe qui prit Brown, et qu’il fut du cortège des fanatiques inexorables qui conduisirent au gibet le malheureux fermier pensylvanien. Il y aurait une sorte de fatalité féroce dans la coïncidence qui ferait de l’un des fauteurs du supplice de Brown l’impitoyable meurtrier de M. Lincoln ; mais, quel que soit le fanatisme qui ait animé l’assassin, il y aurait une injustice odieuse à traiter comme les complices d’un meurtre les populations qui avaient fourni à Stonewall Jackson et à Robert Lee leurs héroïques soldats. Le peuple américain ne commettra point cette injustice. On s’est effrayé de voir passer, en de telles conjonctures, le pouvoir présidentiel aux mains du vice-président, M. Andrew Johnson. On a rappelé les antécédens du nouveau président, l’emportement de ses opinions, son attitude peu convenable le jour de son inauguration comme président du sénat. Les imputations dirigées jusqu’à présent contre M. Johnson ont dû être bien exagérées. Au moment de l’inauguration du 4 mars, la presse américaine et les informateurs de la presse européenne étaient bien peu disposés à l’égard d’un tel homme, nous ne dirons pas à l’indulgence, mais à l’impartialité. Il ne faut pas oublier que M. Johnson est un homme qui a déjà fourni une longue carrière. Son existence est aussi une de celles qui résument en quelque sorte en elles le progrès de plusieurs générations. Lui aussi n’avait dans son enfance fréquenté aucune école ; lui aussi a débuté par le travail manuel, et c’est en écoutant la lecture des discours de Chatam, de Burke, de Fox, de Sheridan, de Pitt, qu’il conçut sa première ambition, l’ambition d’apprendre à lire. C’est dans le livre qui contenait ces discours qu’il apprit tout seul à épeler, puis il quitta sa ville natale de la Caroline du Nord, et alla s’établir, il y a près de quarante ans, dans le Tennessee. Il prospéra par le travail et gagna peu à peu par son bon sens et son énergie la confiance des habitans de sa ville, de son comté et de son état. Successivement alderman, maire, membre de la législature de l’état, il devint plus tard gouverneur du Tennessee et membre du sénat fédéral. Il est impossible qu’un pareil homme ait pu, dans le pays de la concurrence politique par excellence, s’élever ainsi patiemment, laborieusement, par degrés, sans avoir donné la preuve d’aptitudes sérieuses. M. Johnson appartenait autrefois au parti démocrate, au parti à l’aide duquel le sud a si longtemps maintenu sa supériorité artificielle sur la confédération. Son état, le Tennessee, est un de ces border-states où régnaient de, puissans