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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/443

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un prologue affectant la taille et l’envergure du terrible épisode de la bénédiction des poignards et terminer son quatrième acte par un duo d’amour.

Disons-le tout d’abord, ce duo de l’Africaine n’a de rapport avec celui des Huguenots qu’en tant que chef-d’œuvre du même maître, car pour le reste, expression, coupe, mouvement d’idées, ces deux merveilles diffèrent absolument l’une de l’autre et se valent sans se ressembler. Tout ceci pourtant n’empêchera pas nombre de braves gens, pressés d’émettre leur avis, de vous dire à brûle-pourpoint : « Moi, j’aime mieux le duo des Huguenots. » C’est possible ; mais qu’en savez-vous ? Pourquoi si fort vous dépêcher de nous vouloir apprendre ce que vous-mêmes nécessairement vous ignorez ? Il y a dix ans, quinze ans, vingt ans peut-être que vous entendez le duo des Huguenots chanté par les ténors les plus fameux, les plus divers, par les plus séduisantes cantatrices. À ces souvenirs d’art, d’autres tout personnels de jeunesse et d’amour se sont mêlés, et c’est ainsi prévenus que vous n’hésitez pas à vous prononcer ! Supposons que Meyerbeer eût vécu, pareille histoire se serait renouvelée à son prochain ouvrage, et alors c’eût été le duo de l’Africaine que les esprits avisés dont je parle eussent non moins judicieusement opposé à tel morceau proclamé par l’admiration publique, car la musique de l’Africaine, d’ici là, aurait eu le temps de se compléter, de se fixer, de se faire, le vin nouveau exalte, enivre, mais il n’est point classique.

Qu’on se donne seulement la peine de réfléchir aux deux situations. Le Raoul des Huguenots aime sans retour, sa flamme tout entier le possède ; il ne voit que Valentine, ne veut qu’elle. Dans le présent comme dans l’avenir ; sa tendresse, ses désirs, sont infinis, exclusifs. Dans le duo de l’Africaine, Vasco de Gama n’obéit qu’au délire du moment ; son amour n’est qu’un élancement, une insolation : la pensée d’Inès ne l’a quitté que pour le ressaisir, et c’est de cette lutte, où les sens irrésistiblement vont triompher, que le musicien a tiré le motif, l’intérêt de son poème. — Comme dessin, couleur, juste disposition des voix et de l’orchestre, je n’imagine pas qu’on puisse rien citer de plus exquis. La mélodie, partout répandue à profusion dans le chef-d’œuvre, ici se vaporise en essence, en bouquet. Figurez-vous tout un monceau de fleurs des tropiques dont on aurait extrait l’esprit : c’est cet esprit même qu’on respire. « O transports, ô douce extase ! » la phrase éclate, d’abord lancée à pleine voix par Sélika, dont le transport fait explosion, et Vasco d’y répondre par une rêverie à mezza voce d’une volupté, d’une ivresse tout embrasée des ardeurs d’une nuit nuptiale d’Orient. Bientôt l’alanguissement les gagne tous les deux, le soupir meurt sur leurs lèvres entr’ouvertes, et leurs voix, enlacées