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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/445

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se résumer, de mieux finir. Cette partition, à défaut d’autre mérite, aurait encore ce caractère singulier d’être un abrégé de l’œuvre du maître en son ensemble. Elle témoigne non pas seulement de la grandeur, mais aussi de l’unité de conception, de l’homogénéité de ce génie encyclopédique, car, à travers tous ses changemens de style, toutes ses variations, Meyerbeer, en somme, est toujours resté fidèle à lui-même. Sans rien désavouer de ses anciens principes en ce qu’ils pouvaient avoir de bon, il a su mettre à profit les nouveaux en ce qu’ils pouvaient avoir d’utile et aussi de bon, s’arrangeant de manière à voir incessamment s’accroître ses richesses, et passant d’une esthétique à l’autre à peu près comme ferait un musulman converti qui, tout en goûtant chrétiennement au jus de la treille, se voudrait néanmoins réserver un coin des jouissances du paradis de Mahomet. Nombre de gens d’esprit rare, Halévy, Verdi, ont essayé de jouer ce jeu ; ils ont perdu leur peine, car pour être Meyerbeer il fallait plus d’école, de talent, de génie, de patience, de fortune, de bonheur ; il fallait surtout une conscience esthétique plus vaste que la plupart des artistes modernes n’en possèdent.

Du cinquième acte de l’Africaine, il ne reste au théâtre qu’un duo et la scène de mort sous le mancenillier. Ce duo entre les deux femmes, et dont la situation rappelle celui de Norma et d’Adalgise, ne doit pas, même après tant de beautés, passer inaperçu. On y rencontre dans la partie de Sélika des élans sublimes. La phrase qui revient à trois reprises sur ces mots : « Et pourtant il t’aimera toujours ! » a des sanglots qui vous déchirent. C’est le noluit consolari biblique traduit en sons dans le plus beau langage. Insistons en passant sur cette expression douloureuse, navrante, du personnage de Sélika. Conçue entre les Huguenots et le Prophète, il semble que cette figure ait pour mission de relier entre elles Valentine et Fidès. De l’amante de Raoul elle procède par les violences, les élancemens passionnés, et par ce deuil de l’âme laissé pressentir la mater dolorosa de Jean de Leyde. Jamais la grande corde de la tristesse ne vibra chez Meyerbeer d’un accent plus profond et plus vrai. — Le décor change ; l’arbre apparaît. Sinistre, solitaire, immense, il se dresse au bord de la mer ; des fleurs d’un rouge de sang pendent en grappes à ses branches, jonchent le sol à son ombre. « L’horrible est beau, le beau est horrible ! » À cette ombre, une femme va venir s’étendre pour mourir. On regarde, on écoute, on attend. C’est le silence, le recueillement de la nature avant l’orage ; puis soudain la salle entière se lève comme mue par un ressort ; à l’anxiété muette succède l’enthousiasme ; on s’émerveille, on bat des mains, on crie. Que s’est-il donc passé ? Presque rien : l’orchestre vient de jouer une phrase de seize mesures, une ritournelle !

Comment un si colossal effet peut être produit, les philistins or-