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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/492

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et dans un temps où cette responsabilité était devenue un poids presque écrasant, il sut garder entière son indépendance. Il usa de sa prérogative avec une fermeté qui parfois put sembler de l’audace, sans jamais subordonner l’intérêt de l’Union à la vaine satisfaction de son orgueil. Il rendit à l’Angleterre les commissaires confédérés pris à bord du Trent sans consulter le congrès, le sénat ni le cabinet, sans se laisser troubler par les murmures de l’amour-propre national ; il ôta au général Mac-Clellan le commandement de l’armée du Potomac presque au lendemain de la victoire d’Antietam, parce que les sentimens de ce général n’étaient plus en harmonie avec ceux du pays, et qu’il voulait épargner à la république les conflits entre la puissance militaire et le pouvoir civil. Il frappa sans hésiter le général Fremont à Saint-Louis, le général Hunter dans la Caroline du nord, parce que leurs proclamations abolitionistes dépassaient et devançaient l’action du gouvernement. Il destitua deux fois le général Butler, une fois à la Nouvelle-Orléans, puis à l’armée du James-River, quand cet auxiliaire énergique devint une gêne et cessa de se plier à la discipline. Il essaya successivement Mac-Clellan, Burnside, Hooker, Grant, jusqu’à ce qu’il eût trouvé dans ce dernier un général capable de mener les opérations de la guerre avec suite, énergie et succès. Le moins qu’il le pouvait, il intervenait dans le détail de ces opérations, surtout dans les derniers temps. Il n’imposait aux généraux qu’une obligation absolue, celle de conserver à tout prix à l’Union sa capitale.

Le trait du caractère de M. Lincoln qui a été peut-être le plus méconnu est sa ferme et inflexible volonté ; c’est que, n’ayant aucune des vanités de la puissance, il s’attachait plutôt à la voiler qu’à en montrer sans cesse l’appareil. Cette volonté d’ailleurs ne s’appliquait qu’à certains points capitaux : sur les détails, sur les questions d’ordre secondaire, elle laissait la place à une complaisance affable et indifférente. Elle était aussi, qu’on me passe le mot, plutôt défensive qu’agressive, elle évitait les conflits inutiles, les victoires stériles. On n’eût jamais soupçonné un si grand fonds de ténacité chez un homme qui écoutait tout le monde, chez ce causeur bienveillant qui accueillait avec la même cordialité les députations de toutes les parties de l’Union. Il était plus accessible qu’aucun de ses ministres, que M. Seward, enfermé dans la secrétairerie d’état et tout occupé à tenir les fils embrouillés de la diplomatie américaine, que M. Stanton, le ministre de la guerre, travailleur infatigable, visant à mériter ce nom de Carnot américain que M. Seward lui a un jour donné. Pour qui connaît Washington, il semblera merveilleux que M. Lincoln ait réussi à préserver l’indépendance et l’intégrité de sa volonté personnelle, tout, en restant aussi débonnaire, aussi abordable. Washington est en effet une ville purement