Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/500

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ont rempli tous les cœurs d’un bout à l’autre de son pays ? Était-ce au successeur de M. Lincoln d’affecter de ne les point éprouver ? Il a pourtant accordé, on le sait, au général Johnston une capitulation aussi honorable que celle obtenue de son prédécesseur par le général Lee. Le nord est déterminé à user de modération envers tous ceux qui loyalement rentreront dans l’Union ; mais il ne veut pas compromettre l’avenir, la paix achetée par de si grands sacrifices, les grands intérêts qui s’attachent à sa cause, par aveuglement ou par faiblesse. Il ne veut point abandonner au hasard ou à l’astuce de ses derniers adversaires le règlement des grandes questions qui restent à résoudre pour assurer la suprématie des principes qu’il a défendus si glorieusement sur les champs de bataille. On n’a point à redouter de M. Johnson des mesures révolutionnaires ou tyranniques ; mais il restera à la Maison-Blanche ce qu’il a été dans son état, le défenseur énergique de l’Union et l’ennemi résolu de l’esclavage.

S’il n’est pas besoin d’offrir à la république américaine, frappée dans l’élu de son choix, mais déjà groupée autour d’un chef nouveau, les témoignages d’une inquiète pitié que sa fierté repousse, on peut du moins plaindre ce rude travailleur qui n’a pas reçu le prix de sa tâche, et qui pendant toute sa vie n’a pas connu le repos. Aux États-Unis, son deuil est autant un deuil privé qu’un deuil national. Les crêpes noirs ne flottent pas seulement sur les palais des administrations publiques, ils pendent tristement devant les plus humbles maisons. Des populations en larmes suivent ce cercueil qui de Washington se dirige lentement vers l’Illinois. Comme il arrive toujours, le peuple, surpris par sa douleur, ne sent bien qu’aujourd’hui tout ce qu’il a perdu. Condamné par les événemens à devenir un grand homme., M. Lincoln a obtenu la gloire, qu’il n’avait jamais convoitée. Avec quel empressement et quelle joie il l’eût repoussée, s’il eût à ce prix pu épargner à son pays les douloureuses épreuves parmi lesquelles son. nom devait lentement s’élever ! Cette gloire survivra à bien des renommées bruyantes et mensongères ; elle ajoutera des traits nouveaux à ce pur idéal qui place la grandeur dans la simplicité, qui incline la puissance devant la loi, et qui ne sépare plus l’héroïsme de l’abnégation. J’aurai tout dit si j’appelle M. Lincoln un homme d’état chrétien, en prenant ce mot dans le sens le plus sublime. Il ne pensa jamais à lui-même : aussi son pays et le monde se souviendront-ils toujours de lui.


AUGUSTE LAUGEL.