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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/669

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M. Moreau, dont le talent m’est singulièrement sympathique ; mais je n’ai point le droit de lui cacher ce que je crois la vérité. M. Gustave Moreau a beaucoup étudié les maîtres, il a vécu dans leur familiarité et leur a surpris plus d’un secret. Il a pu remarquer que les plus forts d’entre eux sont toujours sobres. Je n’en voudrais pour exemple que l’Adam et l’Eve de Luca Kranach qui sont à la tribune du palais des Offices, à Florence ; M. Moreau, sans nul doute, se souvient de ces deux panneaux merveilleux. Les personnages y sont réellement les personnages ; rien ne détourne l’attention qui doit se porter sur eux : nul accessoire inutile, nulle bimbeloterie superflue, si bien exécutée qu’elle soit. Je sais qu’il est difficile d’échapper au milieu dans lequel on vit. On a beau s’isoler, se renfermer, se celer à tout ce qui vient du dehors, vivre dans sa propre pensée comme dans une forteresse ; en un mot, on a beau s’abstraire, on n’en est pas moins pénétré à son insu par l’air ambiant que l’on respire, et qui porte avec lui des miasmes délétères et destructeurs. Dans une époque comme la nôtre, où une licence sans nom a remplacé la liberté absente, dans un temps où la mode teint les cheveux, le visage et les yeux de la jeunesse, dans un temps où l’on s’empresse autour d’une chanteuse interlope et d’un mulet rétif, il n’est point aisé de rester imperturbablement attaché à des traditions de grandeur qui ne sont plus de mise et qu’on a jetées au panier avec les défroques de jadis. La décadence est une maladie épidémique, elle se glisse partout et amollit les âmes les mieux trempées. Certes le courage, l’excellent vouloir, l’idéal peu ordinaire de M. Moreau ne sont même pas discutables ; il suffit de voir une de ses toiles pour comprendre qu’il vise très haut, et cependant cela suffit aussi pour comprendre qu’il n’a pu échapper à l’influence des milieux, et qu’il vit dans des jours de dégénérescence. L’abus du détail poussé à l’excès ôte à ses tableaux une partie de leur valeur ; on se fatigue à passer d’un objet à l’autre, d’un sceptre à un glaive., d’un javelot à un bouclier, d’une coupe à un trophée surchargé comme une colonne votive, d’un aigle blanc à une demi-douzaine d’oiseaux-mouches, qui doivent être bien surpris de se trouver en Colchide, de bandelettes épigraphiques à des statuettes de divinités barbares, de médailles à des têtes d’éléphant. Il y a là plus qu’une erreur, il y a un danger. L’année dernière, dans l’Œdipe, ce défaut apparaissait déjà, mais on pouvait croire que le peintre n’avait obéi qu’à une fantaisie passagère ; aujourd’hui il y revient avec une persistance inquiétante, car elle prouve qu’il y a chez lui parti-pris. Un vieux proverbe dit : « Il ne faut pas que la forme emporte le fond ; » il ne faut pas non plus que l’accessoire devienne le principal, que