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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/766

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une mélodie sans paroles, puis lance tout d’un coup dix ou vingt vers sur une seule rime, récités ou plutôt psalmodiés avec une certaine emphase et une grande sobriété de gestes, après quoi il retombe dans sa méditation, récite huit ou dix fois le dernier vers comme moyen mnémonique, commence un nouveau récitatif poétique, et continue ainsi jusqu’à la fin. Il peut paraître étonnant que des élucubrations qui ont si peu coûté restent dans la mémoire des auteurs ; rien n’est pourtant plus réel. Quant au mérite poétique de ces improvisations, j’étais peu compétent pour en juger ; on m’en a pourtant traduit qui méritaient d’être conservées, notamment un chant historique qui retrace l’invasion de Khosrew, et où j’ai remarqué une énumération des tribus accourues à la curée qui a quelque chose d’homérique.

Il y a plus : un bandit qui veut emporter de haute lutte la considération publique doit être capable de chanter lui-même ses exploits. Un vieux maraudeur, fort connu sur la frontière des Bogos, et qui, dans une escarmouche avec nos gens, avait reçu une balle dans le gras de la jambe, me fut signalé comme le plus grand poète et le premier voleur de la province : il paraissait très fier de cette double gloire. C’était un très grand vieillard allègre, bien fait, avec une figure noble, patriarcale, douce, de grands yeux pleins de feu. Ces mœurs singulières sont éternelles au désert : quand Antar ou Kouroglou avait vaincu un ennemi ou détroussé une caravane, il montait sur un rocher et improvisait deux ou trois strophes triomphantes.

Dans les cérémonies funéraires, les Bogos chantent des distiques courts et souvent improvisés sur des airs qui n’ont généralement rien de lugubre. Les chants d’adieu de ces peuples, qui n’ont qu’une idée vague de la vie future, n’ont pourtant rien de la douleur sombre, farouche du vocero des Corses ou du coronach des highlanders. On peut en juger par ce distique, que je prends au hasard, sur la mort d’une toute jeune fille :

Schuken tetewaouel
Mai la chommal tetraouè.

« La gazelle se rafraîchit à l’aurore, et boit à pleins poumons la brise des montagnes. »

Si, après la leçon donnée aux pillards nubiens de 1854, une agression éclatante de leur part n’est plus à craindre pour les Bogos, les violences de détail n’ont guère diminué. Il faut savoir que parmi les Bédouins musulmans sujets de l’Égypte et voisins des Bogos règne plus que jamais une abominable industrie protégée par la demi-complicité des autorités : je veux parler des vols d’enfans. Il y a sur toute la frontière une classe de rôdeurs qui ne font