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hautes montagnes la graisse accumulée dans ses membres par dix mois de vie sédentaire dans l’atmosphère épaisse du laboratoire. Il se baigna dans l’air pur des glaciers, au sommet du Wetterhorn, du Galenstock et des pics d’Aletsch ; il habitua ses yeux aux vertiges de l’abîme et ses jarrets aux fatigues de l’escalade. Chaque jour, il sentait grandir sa force physique et morale ; ses muscles, sans cesse exercés, comme ceux de l’athlète antique, étaient devenus aussi durs que l’acier et aussi élastiques qu’un ressort : il voulait être sûr de faire tout ce qui est possible à l’homme et de n’être arrêté par aucune sorte de faiblesse.

Qu’on veuille bien le remarquer, c’est en ceci que réside l’une des causes de la puissance de l’Angleterre. Ce que fait l’Anglais, il veut le bien faire. Que le but soit grand ou petit, il y applique toutes les forces physiques et intellectuelles dont il est doué. L’objet fût-il insignifiant en lui-même, il ne s’y adonne pas moins tout entier. Il ne mesure pas l’effort à la valeur de la fin qu’il veut atteindre, mais au plaisir, à l’orgueil, si l’on veut, de vaincre l’obstacle. Comme disent les Allemands, il est einseitig, il ne voit les choses que d’un côté ; mais par ce côté il les saisit et les étreint avec une prise incroyable et ainsi surmonte tout. Qu’il s’agisse de pêcher des truites ou d’établir des chemins de fer, de former une race de lapins à longues oreilles ou de construire des vaisseaux cuirassés, de la chose la plus sérieuse ou la plus futile, il y appliquera le même soin, la même prévoyance, la même persévérance, et en tout il excellera. Là où d’autres échoueront, il réussira, d’abord parce qu’il sera mieux pourvu de tout ce qu’exige la nature de l’entreprise, ensuite parce qu’il saura, mieux vouloir.

La persistance jusqu’à l’entêtement héroïque, voilà la qualité essentielle de l’Anglo-Saxon. We shall try again, essayons encore, tel est le mot d’ordre qui a conduit l’Américain du nord à la victoire malgré tant de revers, et qui a soutenu les escaladeurs du Cervin dans leurs entreprises désespérées. Voici un trait où se révèle le caractère de la race. Au moment où M. Tyndall allait attaquer la formidable pyramide, un autre Anglais, M. Whymper, l’avait précédé. Arrivé au Breuil, sur le revers méridional, M. Whymper avait pris à son service trois des plus hardis chasseurs de chamois. Il avait dressé sa tente sur le plus haut épaulement de la montagne, et chaque matin, quand le temps le permettait, il essayait quelque nouveau chemin. Découragés et effrayés de ses folles imprudences, ses guides l’abandonnèrent successivement. Resté seul, il persista jusqu’à ce qu’ayant glissé un jour il roula d’une hauteur de 100 pieds et tomba tout brisé sur les rochers. Le porteur qui lui amenait ses vivres le trouva presque expirant. On le transporta au chalet du