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et la perspective de la mort prochaine. Le meilleur de l’activité de Sterne pendant ces années de célébrité est employé aux soins et aux préoccupations d’une santé toujours chancelante. M. Fitzgerald aurait donc pu, sans que son livre y perdît rien, abréger sa tâche de moitié ; mais, cela une fois dit pour l’acquit de notre conscience de critique, il ne nous reste plus qu’à exprimer notre reconnaissance envers l’auteur pour l’instruction réelle qu’il nous a donnée et pour les matériaux rassemblés avec tant de soin dont il a mis notre curiosité et celle de tout ami des lettres en mesure de profiter. Essayons avec son aide de présenter au lecteur le portrait fidèle d’un des plus beaux esprits du dernier siècle et du plus étrange ecclésiastique qui fut jamais dans aucun pays chrétien.

Ce bel esprit incontestable et ce très contestable ecclésiastique portait un nom très répandu à la fois en Angleterre et en Irlande, et ici, appliquant les méthodes capricieuses de l’auteur du Voyage sentimental, nous demanderons la permission de faire, en manière de préface, une réflexion qui, n’étant pas sans analogie avec la théorie de M. Shandy père sur l’influence des noms de baptême, ne paraîtra pas déplacée en pareil sujet. Si jamais mortel fut affublé par le hasard de la naissance du nom qui semblait le moins lui convenir, à coup sûr c’est le gentil Laurence. Ouvrez en effet le premier dictionnaire anglais venu, et vous y verrez que le mot stern signifie sévère, austère, rigoureux. Ne trouvez-vous pas qu’il y a dans ce nom une ironique et bouffonne antiphrase, et qu’il désigne l’auteur de Tristram Shandy à peu près avec autant d’exactitude que le nom d’Euménides désignait les furies antiques. C’est une des jolies malices du hasard. Voilà un nom qui aurait convenu à merveille au plus opiniâtre des yeomen saxons ou au plus morose des puritains, de Cromwell ; eh bien ! la fortune va s’amusera l’appliquer comme étiquette sur le bel esprit le plus vif, le plus capricieux, le plus volage et pour tout dire le plus polisson qui soit jamais né dans les trois royaumes. Son nom exprime tout juste le contraire de ce qu’il fut, en sorte qu’on peut dire qu’il fut baptisé à rebours par la fortune. Quel présage, ô monsieur Shandy ! Est-ce que votre théorie si ingénieuse sur les noms de baptême va se vérifier encore sur les noms propres, et cet enfant ainsi nommé à rebours est-il donc destiné à tout faire à rebours ? Alas ! poor Yorick !

Il sortait d’une de ces familles appartenant à cette classe si nombreuse de la gentry qui a formé de tout temps la grande force de résistance, le lest politique de la solide Angleterre. Cette famille des Sterne était si nombreuse, et avait poussé des branches dans tant de directions opposées, qu’on a quelque peine à s’y recon-