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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/954

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esprit se trouve jeté par l’abondance de non-sens drolatiques qui tombe sur lui comme une averse, et il arrive lentement, sollicité par une sorte de titillation à la fois amusante et insupportable. Sterne peut parler très longtemps avant que nous soupçonnions que nous avons une raison de rire, et lorsqu’à la fin nous nous décidons à éclater, nous serions souvent fort embarrassés de l’expliquer autrement, sinon que l’auteur paraît prendre tant de plaisir aux choses qu’il débite, qu’il nous a communiqué la contagion de cette gaîté qui le possède. Cependant, lorsqu’on examine attentivement cette magie drolatique, on trouve qu’elle repose sur deux procédés qui la réduisent à un simple escamotage. Le premier, qui est très connu, consiste à accoler deux histoires de sens différens de manière que l’une des deux apparaisse ou disparaisse sous l’autre selon la lumière sous laquelle vous regarderez la narration. C’est comme un récit qui changerait de sens selon la manière dont vous tiendriez le livre. Vous le posez à plat, et vous y lisez une certaine histoire fort jolie d’ordinaire, et qui se suffit parfaitement à elle-même ; mais, si vous levez la page, vous en apercevez une seconde qui surgit mystérieusement derrière les caractères d’imprimerie, qui prennent alors la transparence d’un rideau de fine gaze. Ce procédé, qui constitue un badinage parfaitement innocent ou un acte parfaitement coupable, est bien connu des honorables industriels qui font servir les arts du dessin à des fins que la loi ne voit pas d’un bon œil. Le second procédé sur lequel repose le mécanisme de la plaisanterie de Sterne est d’une application plus délicate et demande un esprit plus délié : il consiste à imprimer à l’esprit du lecteur par une secousse légère une direction telle qu’il soit amené à regarder forcément d’un certain côté et à s’arrêter sur un ordre de pensées qui n’est pas l’ordre de pensées que vous déroulez devant lui. Ainsi vous lui parlez du soleil et de la lune, et pendant tout le temps qu’il vous écoutera il pensera forcément au royaume du Congo. Sterne renouvelle auprès de chacun de ses lecteurs, avec une adresse sans égale, la plaisanterie qu’il se permit à l’égard de son ami Hall Stevenson : il change la girouette de leur esprit et les. fait regarder du côté sud tandis que le vent souffle du nord.

Pendant mes dernières lectures de Sterne, je ne pouvais m’empêcher de trouver que parmi les jugemens si sévères que Thackeray avait portés sur l’ingénieux Yorick, il en était un qui était la vérité même, au moins quant à ce qui concerne son mode de plaisanterie, et correspondait exactement aux deux sentimens qu’il fait naître à la fois. « Voyez-vous là-bas ce grand garçon maigre, poitrinaire ? Quel polisson dissolu ! mais quel génie il a ! Donnez-lui solidement le fouet, et puis donnez-lui une médaille d’or, il mérite l’un et