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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

de la race maudite et qu’elle la poursuivrait jusque dans ses écarts et jusque dans ses plaisirs. — Mets donc des bâtards au monde, Croix-de-Vie, pour tromper le destin ! — Dieudonné, dit le fou, n’avez-vous pas un couteau ?

Le maître ne répondit point, il se mit à parcourir la chambre à grands pas, se parlant à lui-même avec ces gestes frénétiques qui lui étaient ordinaires, puis il s’arrêta. On l’appelait d’en bas, de la cour. Sa longue figure rouge et sombre s’éclaira soudain. Celui qui l’appelait, c’était la vengeance, cette voix était celle de Lesneven. Le maître poussa un rugissement de plaisir.

— Un petit couteau, Dieudonné, répéta le fou, si vous aimez votre frère !

— Si je vous aime !… s’écria le gentilhomme. Il s’interrompit, La servante, toujours souriant, venait de prendre sur la cheminée l’objet que demandait Siochan, un petit couteau à manche de buis, un de ces outils innocens que l’on donne aux enfans des villages pour couper leurs maigres tartines, et le montrait de loin tout ouvert à l’insensé. Siochan vit la lame devant ses yeux, il se renversa sur son fauteuil. — Pas encore ! pas encore ! murmura-t-il ; je n’ai pas la force, je ne peux.

Le fils de l’amour ne tenait des Croix-de-Vie que les traits et la manie funeste, il ne leur avait pas pris leur courage ; mais Dieudonné des Aubrays n’écoutait plus ce triste frère qu’une faute de sa mère avait fait naître dans cette maison, et qu’un caprice moqueur du destin avait fait tel qu’il était. Le maître, laissant l’idiot prier et menacer, était descendu dans la cour. Il se mit à siffler un air de chasse pour se donner bonne contenance vis-à-vis de l’ancien garde— général, qui l’observait.

— Monsieur, lui dit Lesneven, je vous remercie de l’hospitalité que vous m’avez généreusement donnée ; je pars. Je compte me rendre à Nantes ; je m’y embarquerai pour l’Amérique.

— Là-bas ! là-bas ! grommela le maître des Aubrays en étendant la main vers l’ouest. C’est le paradis des républicains, vous y serez reçu comme un apôtre. Je vous souhaite un bon voyage… Mais vous ne partirez point.

— Soit, fit Lesneven. Libre à vous de ne pas m’en croire. Vous avez pu douter souvent de la force de ma volonté et de ma raison.

— Êtes-vous amoureux ? ne l’êtes-vous point ? s’écria le gentilhomme. Que me parlez-vous de l’Amérique, si vous l’êtes ? Et si vous ne l’êtes point, que faites-vous céans depuis trois mois ?

— Il est vrai, dit Lesneven, que je suis demeuré chez vous trop longtemps.

— Où étiez-vous tout à l’heure ? Savez-vous que Croix-de-Vie et notre nouvelle épousée viennent de passer sur la route ?