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LE DERNIER AMOUR.

comme cela dans ce pays de dévots. Catholiques et protestans font assaut d’intolérance. Je suis donc une fille perdue et sans avenir, et j’ai perdu aussi l’avenir de mon frère. Nous étions pourtant assez riches pour trouver, lui une femme, et moi un mari ; mais il eût fallu descendre trop bas, notre orgueil s’y est refusé. Ce qui a sauvé mon frère de l’ennui et du chagrin, c’est justement ce qui vous paraît devoir le perdre, c’est son goût pour les entreprises. Il aurait certainement fait les grandes choses qu’il rêve, s’il était plus instruit et plus patient. Il sait ce qui lui manque, il en souffre. Il sait qu’il a des idées, mais qu’elles se tiennent mal. Moi j’ai plus de tête, mais je ne sais pas inventer, et, voyant que ses inventions ne valent rien, je le contrarie sans l’éclairer. Nous nous disputons ; je ne le rends pas heureux. Mon travail régulier l’impatiente ; pourtant je ne travaille que pour lui, je n’aime que lui, je ne cherche à acquérir que pour le mettre à même de dépenser, et l’ordre qu’on voit ici fait qu’on est forcé de nous rendre justice sous un rapport. On reconnaît que nous nous rendons utiles, et que si nous sommes des impies, comme on dit, nous ne sommes pas des avares et des lâches. À présent, monsieur, vous savez tout, et vous voyez bien que, si mon frère tient à son idée, je dois l’adopter, bonne ou mauvaise, dussé-je y voir passer tout notre patrimoine et toutes mes économies, dussé-je mendier encore et gratter la terre avec mes mains.

— Eh bien ! répondis-je vivement impressionné par ce que je venais d’entendre, il ne faut pas que cela arrive ! Il faut dépenser noblement et utilement votre fortune en nourrissant l’ambition de votre frère de projets réalisables. Je le connais assez maintenant pour savoir qu’il a la passion de l’initiative ; il faut donc lui faire trouver lui-même l’aliment nécessaire à son activité d’esprit. Il est impossible qu’il n’y ait pas chez vous ou autour de vous quelque chose de sérieux à entreprendre. Je sais qu’il a en tête une autre idée sur laquelle je n’ai pas voulu le faire s’expliquer. Je craignais de vous déplaire et d’encourager quelque nouvelle rêverie ; mais qui sait s’il n’est pas sur une meilleure piste, et si je ne pourrais pas l’y pousser cette fois sans manquer à ma conviction et sans vous faire courir de trop gros risques ? Laissez-moi le tenter, et s’il faut que vous y perdiez de l’argent, tâchons que vous en retiriez au moins quelque gloire.

— Il ne s’agit pas de gloire pour moi, reprit Félicie. Je ne me soucie de rien au monde. Tout est rompu à jamais entre l’opinion et moi : j’en ai pris mon parti, je n’en souffre plus, ma vie est trop occupée pour que j’y songe ; mais mon frère a besoin qu’on parle de lui, et qu’après l’avoir blâmé et raillé de ce qu’on appelle sa