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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/542

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REVUE DES DEUX MONDES.

Dieu, que j’étais heureux comme l’infini, que je chantais dans une langue inconnue. Que sais-je ? j’étais probablement fou dans ce moment-là ; mais non, allez, je n’étais pas fou ! j’étais surexcité, extra-lucide peut-être ! Je voyais, au-delà de ma vie individuelle, la bassesse du mal et la splendeur du bien, ces deux pôles de l’âme humaine. Un crime venait de me plonger dans l’enfer des ténèbres, car les êtres humains sont liés par une terrible solidarité, et ceux qu’on aime particulièrement font en quelque sorte partie de nous-mêmes. En découvrant que les deux objets de ma plus tendre aJTection étaient gangrenés et pourris, j’avais senti la mort entrer en moi ; la honte dont ils étaient couverts m’avait souillé, j’avais rougi et pâli comme si j’étais le complice de leur chute. Le mal était déchaîné sur la terre, il triomphait de tout, de moi comme des autres. Il n’y avait en ce monde que mensonge et brutalité. Puisque deux êtres que j’avais placés si haut dans mon estime et dans ma tendresse ne valaient pas mieux que les derniers des sauvages, pouvais-je être assuré de moi-même ? n’étais-je pas capable de descendre aussi bas ? Quelle garantie pouvais-je désormais offrir aux hommes et à Dieu de ma propre droiture et de ma propre chasteté ?

Mais quand ce nuage se dissipa, quand le rayonnement des astres dans un ciel pur éclaira cette échelle de Jacob que tout homme un peu trempé aperçoit dans sa détresse et saisit avec enthousiasme pour fuir les monstres et leur vomissement, je quittai la triste sphère où s’agitent les problèmes et les sophismes. Je montai vers la région du vrai, où le mal n’est plus que relatif et où son nom même ne signifie plus rien. Nous y monterons tous, épurés par le temps, l’expiation et l’expérience ; mais tous n’y monteront pas en esprit dès cette vie. Le royaume de Dieu, j’appelle ainsi le sentiment clair, enivrant et grandiose du beau et du bon éternels et infinis, n’est pas ouvert, même pour un instant, à ceux qui ne voient que des yeux du corps et qui ont méprisé la notion de ce qui est le bien et le mal pour leur espèce. L’homme ne possède pas le bien absolu : c’est pour cela qu’il s’abaisse dès qu’il le cherche en dehors du bien relatif qui lui est accessible. Il ne faut pas de déchéance morale, il ne faut pas de fièvre malsaine et de satisfaction impudemment conquise entre l’élan de l’âme et son but mystérieux, sublime.

Moi, j’étais pur, et d’un mot terre-à-terre, qui, au milieu de mon extase, me venait aux lèvres, je pouvais me résumer. « Le mal qu’on me fait, je n’aurais jamais pu, je ne pourrais jamais le faire aux autres. » En effet, la belle Vanina, cent fois plus jeune et plus belle que ma femme, eût pu être apportée dans mou lit par les démons légendaires de la nuit, mes bras ne se fussent pas noués