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nous pas dit que l’art des démocraties ne peut pas être celui des sociétés aristocratiques? Celles-ci n’auraient-elles pas, à leur tour, des compte? à régler avec la critique, si on leur demandait combien de fois il leur est arrivé de prendre le faux pour l’idéal, l’afféterie pour l’élégance et les fadeurs romanesques pour les délicatesses de sentiment? En somme, M. Dumas fils vient de donner un bon exemple littéraire. Il avait commencé par écrire des romans qui n’étaient pas sans mérite, mais où sa véritable originalité ne s’accusait pas encore. Bien jeune alors, il cherchait sa voie; il l’a trouvée. La position qu’il a conquise semblait lui donner le droit de délaisser ou de traiter sans façon un genre où le succès, quoi qu’on fasse, n’aura jamais l’éclat, l’enivrement, l’explosion immédiate des succès dramatiques. Loin de là! tandis que des vocations trompeuses ou des calculs mesquins poussent vers le théâtre des romanciers qui n’y réussiront jamais, tandis que d’autres auteurs en vogue se livrent à des prodigalités d’improvisation qui les ruineront tôt ou tard, M. Dumas fils a patiemment fouillé son idée, et il a choisi la forme qu’il jugeait la plus propre à lui donner tous ses développemens et tout son relief. Puis il a pris son temps, il s’est mis résolument à l’œuvre, n’abandonnant rien au hasard, ne craignant pas de refaire ce dont il n’était pas content, et il n’a publié son livre que lorsqu’il s’est cru sûr de l’avoir marqué de ce caractère de nécessité, que Gustave Planche saluait comme preuve d’une volonté énergique et d’une pensée maîtresse d’elle-même. Que des critiques méritées, inévitables, se mêlent à l’empressement soulevé par l’Affaire Clemenceau, l’auteur n’a pas à se repentir de cette épreuve, qui l’engagera probablement à alterner désormais entre le théâtre et le roman.

Cette fois il savait d’avance tout le parti qu’il pouvait tirer du récit et même de la révélation personnelle. Les détails si curieusement étudiés et si nettement rendus de l’enfance et de l’éducation de son héros, l’occasion de plaider des questions sociales, enfin la faculté de pousser à bout, de peindre à fond ce singulier personnage d’Iza, dont M. Dumas peut dire, comme Constantin Ritz : « Elle est complète! « — tout cela n’était possible que dans ce cadre élastique et souple du roman, dans ce demi-jour de la lecture individuelle où un écrivain habile s’impose à ses lecteurs au lieu de les subir. Son tact et son expérience lui rappelaient que, à talent égal, le public du théâtre commande et que le public des livres obéit. Qu’il persiste donc; que cette nouvelle victoire soit pour lui tout ensemble un encouragement et un conseil. Oui, la réalité peut et doit jouer un grand rôle dans les œuvres de l’art moderne; mais il ne faut pas que ce rôle soit tyrannique et absolu, car toutes les servitudes sont onéreuses, et les tyrannies prennent plus qu’elles ne donnent. Qu’on relise dans les Nouveaux Lundis la page qui termine l’étude sur les frères Le Nain, et où M. Sainte-Beuve fixe éloquemment les limites de la réalité dans l’art : « Réalité, tu es le fond de la vie, et, comme telle, même dans tes aspérités,