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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/119

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licence des mœurs païennes, trop souvent consacrée par les cérémonies de la religion traditionnelle, procurait à ce point de vue passionné une sorte de justification populaire rehaussée encore par la supériorité morale que l’église naissante avait le plus souvent le droit d’opposer aux corruptions qui l’entouraient. Satan était donc plus que jamais le prince de ce monde.

N’oublions pas toutefois une circonstance très importante, c’est que d’autres courans, extérieurs à l’église chrétienne, contribuaient à répandre partout la croyance aux démons mal faisans. Le polythéisme à son déclin obéissait à sa logique interne, c’est-à-dire qu’il devenait toujours plus dualiste. Ses dernières formes, celles par exemple qui se distinguent par leurs emprunts au platonisme et au pythagorisme, sont toutes saturées de dualisme, et par conséquent elles ouvrent une large carrière à l’imagination pour créer toute espèce de génies du mal. À cette époque, l’ascétisme, qui consiste à tuer lentement le corps sous prétexte de développer l’esprit, n’est pas uniquement le fait des parties les plus exaltées de l’église chrétienne ; il est partout où l’on pratique une morale religieuse. Les rêvasseries dont le jeûne est le générateur physiologique donnent aux êtres imaginaires qu’elles évoquent toutes les apparences de la réalité. Apollonius de Thyane ne chasse pas moins de démons qu’un saint chrétien. Comme le remarque très justement M. Roskoff, la doctrine des anges et des démons offrait au polythéisme et au monothéisme juif et chrétien une sorte de terrain neutre sur lequel on pouvait jusqu’à un certain point se rencontrer. Les mouvemens religieux connus sous le nom de sectes gnostiques, qui représentent avec des proportions variées un mélange de vues païennes, juives et chrétiennes, ont pour trait commun la croyance à des esprits déchus, tyrans des hommes et rivaux de Dieu. Les grands succès du manichéisme, ce confluent du dualisme persan et du christianisme, sont dus à la complaisance de l’opinion générale pour tout ce qui ressemblait à une lutte systématique du génie du mal avec l’esprit du bien. Le Talmud et la Kabbale subirent la même influence. Il ne faut donc pas imputer au christianisme seul la grande place que Satan prit alors dans les affaires de ce monde ; ce fut un penchant universel de l’époque, et il serait plus vrai de dire que le christianisme en subit l’influence comme toutes les formes religieuses contemporaines.

Le messie juif était devenu pour la chrétienté le sauveur de l’humanité coupable : c’est pourquoi l’antagonisme radical de Satan et du Messie se refléta dans la première doctrine de la rédemption. Elle se résuma, depuis la fin du IIe siècle, dans un grand drame dont le Christ et le diable étaient les principaux acteurs. La