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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/398

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« La première épreuve, dit Denis, se fit sur un jeune homme de quinze à seize ans. Ce garçon était atteint d’une fièvre opiniâtre, les médecins l’auraient saigné vingt fois ; il en était devenu si pesant et si assoupy, qu’il en était tout stupide. Il sentit un peu de chaleur pendant l’opération. On lui tira huit onces de sang, et aussitôt, par la même ouverture, on lui introduisit du sang artériel de la carotide d’un agneau. Il se leva vers dix heures, dîna fort bien et s’endormit à quatre heures de l’après-midi. Il saigna un peu par le nez. »

Cette opération ayant réussi, Denis en fit une seconde, cette fois plus par curiosité que par nécessité ; l’auteur la rapporte lui-même, et toujours avec la même concision. « La transfusion eut lieu sur un porteur de chaises âgé de quarante-cinq ans et d’une constitution vigoureuse. On lui tira dix onces de sang, et du sang d’agneau lui fut infusé. Cet homme n’accusa aucune souffrance pendant l’opération ; il s’extasiait sans cesse sur cette nouvelle invention qu’il trouvait très ingénieuse. Quand tout fut terminé, il assura qu’il n’avait jamais mieux été. Sur le midy, trouvant occasion de gagner de l’argent, il porta ses chaises comme à l’ordinaire pendant le reste du jour. Le lendemain, il pria qu’on n’en prît point d’autre que lui quand on voudrait recommencer. »

Trois ans auparavant, la transfusion du sang avait été pratiquée en Angleterre par Lower, mais uniquement sur des chiens. Denis répéta sur les animaux ce qu’il avait fait sur l’homme. Ses expériences furent variées de la manière la plus intéressante ; il transfusait non-seulement le sang d’un animal dans les veines d’un autre animal, mais du 8 au 14 mars 1667 Denis fit successivement passer le même sang dans trois chiens différens. Étant données les idées de l’époque, il réalisait ainsi la fameuse fable pythagoricienne de la transmutation des âmes. L’expérimentateur tenait du reste à vulgariser ses découvertes, il se proposait de donner des épreuves publiques, et à ce sujet il désigna comme premier jour de ses conférences « le samedi 19 mars de la même année, à deux heures après-midi, sur le quay des Augustins. » L’histoire ne dit pas si Denis mit son projet à exécution ; mais le Journal des Savans relate longuement toute une polémique qui s’engagea plus vive que jamais. Dans cette guerre acharnée des idées, les faits sont laissés au second rang et oubliés, les raisonnemens seuls sont mis en œuvre ; ils deviennent les maîtres de l’opinion. Denis a déclaré tout d’abord ne relever que de l’expérience ; mais en même temps, par une contradiction qu’expliquent les. tendances de son époque, il se produit dans l’arène scientifique avec les armes communes : il discute. Les opuscules consacrés à cette lutte ardente sont presque tous insérés dans le Journal des Savans ; de telles pages, oubliées aujourd’hui, montrent combien peuvent être bizarres les fantaisies de l’esprit