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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/506

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que lui importait d’ailleurs que l’autorité appartînt au sénat ou au prince, puisqu’elle n’y avait aucune part ? Les conséquences étaient toujours les mêmes pour elle, et sous tous les régimes il lui fallait obéir à des lois qu’elle n’avait pas faites. Les opinions de l’armée n’étaient pas moins décidées. C’est elle qui avait donné l’empire à César et jeté la république à terre ; elle ne l’oubliait pas, et Scribonianus, qui s’était révolté contre Claude, fut abandonné des soldats parce qu’on crut qu’il voulait la relever. À Rome, où la haine du présent était plus profonde et les souvenirs du passé plus vivans, les républicains devaient être moins rares ; il est même certain qu’ils étaient en assez grand nombre dans les écoles. On n’apprenait à la jeunesse qu’un seul art, l’éloquence ; or l’éloquence avait plus perdu que tout le reste à la ruine de la république. Elle a besoin de la liberté, la licence même ne lui est pas contraire. « La grande éloquence, dit Tacite, est comme la flamme ; il faut des alimens pour la nourrir, du mouvement pour l’exciter, et c’est en brûlant qu’elle brille ». Dans les orages d’un gouvernement populaire, un grand orateur peut arriver à tout. Un coup de fortune le jette au pouvoir et lui donne à la fois la gloire et la richesse. Ces hasards étaient rares sous le gouvernement nouveau, et l’éloquence n’y tenait que peu de place. Aussi tous ceux que tentaient ces aventures et qui avaient hâte de parvenir, les esprits emportés, les tempéramens fougueux, derniers produits des convulsions de la guerre civile, ceux que gênaient l’ordre et la régularité du régime impérial, Labiénus, Cassius, Sévère, regrettaient amèrement la république et ne se cachaient pas pour le dire. Ce qui montre combien leurs opinions dépassaient l’opposition timide du grand monde, c’est qu’en général ils y étaient détestés. Ils s’étaient mis en révolte ouverte avec cette société élégante qu’ils scandalisaient par la hardiesse de leurs paroles et le cynisme de leur conduite, et l’on n’était pas loin de trouver que l’empereur faisait bien de les punir ; mais ils avaient beaucoup d’influence dans les écoles. Orateurs célèbres au Forum, ils ne dédaignaient pas ces exercices par lesquels les rhéteurs formaient leurs élèves et qu’on appelait des déclamations. Ils y portaient à la fois les qualités brillantes de leur éloquence et l’audace de leurs opinions. On raconte que Labiénus déclamait un jour sur un sujet aimé des rhéteurs : il s’agissait de ces spéculateurs qui recueillaient les enfants exposés et les estropiaient pour en faire des mendians avantageux. Tous les orateurs s’apitoyaient sur les victimes, Labiénus s’avisa de prendre le parti du bourreau. Il le défendit par l’exemple des princes et des grands seigneurs, qui n’avaient pas plus que lui le respect de l’humanité, qui entassaient les esclaves dans leurs maisons, qui les mutilaient pour les faire servir à leurs plaisirs,