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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/598

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m’entretenir de loin avec ceux que mon cœur aime. En vérité, le nautonier et ses rameurs n’éprouvent pas plus de volupté à fendre le dos des flots quand le printemps nous arrive, que moi à saisir ma plume, mon papier, mon encre, pour vous écrire. Pendant l’hiver, quand tout se durcissait sous l’action du froid, que d’incroyables monceaux de neige obstruaient les routes, renfermé dans une étroite cellule, privé de secrétaire, et la langue enchaînée en quelque sorte, je me taisais et me suis tu longtemps bien malgré moi ; mais la saison présente, qui nous rouvre les chemins, délie aussi les entraves de ma langue. »

Toutefois les nouvelles accumulées que le printemps lui réservait n’étaient pas toutes réjouissantes, et à quelques-unes il eût préféré encore « la tempête des Isaures. » L’iniquité se reconstituait à Constantinople sous la main du nouvel intrus qui avait pris la place d’Arsace, et faisait succéder à un chef de parti somnolent un ambitieux toujours en éveil, impatient de régner sous sa tiare et persécuteur par tempérament non moins que par orgueil. Le triumvirat des patriarches, dirigé par Atticus, qui en tenait la tête, agissait maintenant dans toute l’étendue de l’église orientale avec un ensemble effrayant. Chaque jour il arrachait à l’empereur quelque nouvelle mesure contre les dissidents, quelque aggravation cruelle aux décrets déjà rendus. Ainsi des amendes énormes avaient été édictées contre ceux qui livreraient leur maison à des assemblées illicites : on y ajouta la confiscation de la maison. Sur la dénonciation des patriarches, des personnages constitués en dignité furent déchus de leurs honneurs, comme réfractaires et séditieux, pour avoir refusé de communiquer avec ceux que la volonté de l’empereur avait faits les arbitres de toute l’église. Des officiers de la cour, trouvés apparemment trop tièdes, furent dépouillés de leurs emplois ; des officiers de l’armée se virent enlever le ceinturon qui était l’insigne de leur grade ; de simples citoyens furent exilés. Péanius, l’ami de Chrysostome, succomba sous cette persécution malgré l’estime dont il avait toujours joui auprès du prince, malgré la modération de son caractère et la prudence de sa conduite, prudence dont il se servait pour protéger son ami. Quand de si hautes positions laïques étaient ainsi abandonnées aux rancunes des triumvirs, que n’avaient pas à craindre les prêtres ! L’église de Constantinople surtout fut frappée avec la dernière rigueur. Philippe, prêtre des écoles à l’église métropolitaine, que sa vie austère et retirée avait fait surnommer le solitaire, et qui, s’emprisonnant lui-même dans ses modestes fonctions, avait pu traverser jusqu’alors la persécution, oublié ou respecté, vit ses jours mêmes menacés par Atticus, et à grand’ peine se sauva en Campanie, où il tomba gravement ma-