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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/695

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cune n’a de commun avec les autres que le principe de son organisation. Les mêmes légionnaires ont tantôt une espèce d’auxiliaires et tantôt une autre, la noire-cendrée ou la maçonne, celle qui est à leur portée, quelquefois les deux ensemble, ou bien ce sont deux sortes de légionnaires, la polyergue et la sanguine, qui vivent dans la même demeure avec une ou deux espèces d’auxiliaires. Quelques naturalistes, M. Darwin entre autres, appellent celles-là tout nettement « esclavagistes, » et «esclaves » les autres. Ces noms ne sont pas justes. Il faut se bien garder de toute méprise sur la nature très particulière des rapports qui existent entre les deux castes. Chacune remplit dans la communauté un rôle spécial sans qu’aucune y exerce le gouvernement ou le despotisme. Si l’association repose à l’origine sur la violence et l’enlèvement, rien n’a jamais laissé soupçonner qu’il y eût autre chose dans une fourmilière mixte qu’une agglomération d’individus réunis par des instincts spéciaux. Ces noms d’esclavage, de république, appliqués à un pareil régime, sont absolument vides de sens. Toute allusion politique, méthodiste ou égalitaire, n’a que faire ici; c’est à la biologie seule qu’il appartient de dénommer un état social dont l’étude est de son ressort : seule elle est ici sur son terrain.

Nous avons choisi ces exemples, parce qu’ils sont à la fois la preuve la plus éclatante de la perfection à laquelle peut arriver l’instinct, et aussi du degré d’intelligence dont sont susceptibles des animaux rangés par leur nature à une distance incommensurable de l’homme. Pierre Huber n’a pas bien fait la distinction (il ne le pouvait à son époque) entre ce qui appartient à l’intelligence et ce qui est instinct dans ces actions dont il a été le témoin. Il est évident que les deux ordres de facultés se combinent à chaque moment. C’est en raison même de la perfection de l’instinct que l’intelligence apparaît si nettement chez ces petits êtres. La construction de la fourmilière est un acte d’instinct, le choix et l’agencement des matériaux relèvent de l’intelligence. Mille traits trahissent la pensée qui perçoit, délibère, veut, exécute. Nous pouvons citer ce fait bien observé d’un groupe de fourmis traînant à grands efforts une aile de hanneton vers leur trou. La porte est trop petite, l’aile ne passe pas. Les ouvrières la laissent un instant, abattent un morceau de la muraille et recommencent leur tentative. Les unes poussent au dehors, les autres tirent en dedans : effort impuissant! la magnifique épave, qui fera tout un plafond, n’entre pas encore; on la laisse de nouveau, la brèche est agrandie, et l’aile s’engouffre enfin dans le souterrain, où il faudra peut-être renverser dix cloisons pour la porter au lieu convenable. L’aile passée, on rebâtit la muraille, on rend à la porte ses dimensions primitives. Nous ne