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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/701

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est dans beaucoup de cas, comme on peut déjà s’y attendre d’après ce qui précède, indépendant des formes extérieures. Tous les oiseaux, qu’ils soient maçons comme l’hirondelle et le fournier, tisserands comme la fauvette, charpentiers comme la corneille, terrassiers comme le mégapode tumulaire[1], ont le même bec, les mêmes ongles et des formes presque pareilles. Le castor d’Europe, qui vit sur les affluens du Rhône et du Danube, se distingue à peine du castor d’Amérique; cependant il a une industrie toute différente. Le castor d’Amérique, sur ses lacs et ses larges rivières désertes, se bâtit les fameuses cabanes qu’on connaît; le castor d’Europe creuse sous la terre de longues galeries à la manière des taupes. S’il l’a toujours fait, que devient cette prétendue corrélation nécessaire entre les organes et l’instinct d’un animal fouisseur sur un continent, bâtisseur sur l’autre, avec les mêmes membres pour deux fins si différentes? Si le castor d’Europe s’est autrefois bâti des cabanes, où trouver un plus éclatant témoignage en faveur de la théorie de la mutabilité des instincts? Recherché pour sa chaude toison, pour sa chair, il a, devant la civilisation envahissante, changé d’instinct plus vite que de formes extérieures. C’est un point aujourd’hui bien établi que le contact de l’homme a eu sur l’instinct de beaucoup d’animaux une influence décisive. C’est ainsi que les grands oiseaux s’enfuient à son approche dans les pays habités, tandis que dans les régions visitées pour la première fois par les voyageurs ils se laissent encore approcher. Partout où ils ont été chassés comme des proies qui en valaient la peine pour leur chair ou pour leurs plumes, ils ont pris l’habitude, puis ont eu l’instinct de s’éloigner.

Revenons aux insectes. Deux instincts remarquables entre tous nous sont offerts par eux : celui de l’abeille avec son architecture mathématique et celui de la fourmi avec ses sociétés mixtes. Avant de rechercher s’il ne serait pas possible d’expliquer même des instincts si étonnans par l’habitude et par l’hérédité, il importe d’écarter tout d’abord une objection qu’on pouvait croire irréfutable. Les individus qui ont ces instincts dans la ruche ou dans la fourmilière sont des neutres, c’est-à-dire qu’ils ne sont ni mâles ni femelles, et doivent par conséquent mourir sans postérité. Comment expliquer qu’une habitude prise par un neutre puisse se transmettre, se fixer en instinct chez les neutres des générations suivantes qui ne descendront pas de lui? La difficulté cependant n’est pas aussi grande qu’elle semble, et M. Darwin le montre très bien. A la vérité, ce ne

  1. Dans les petites îles qui avoisinent les côtes d’Australie, le mégapode tumulaire construit des monticules qui ont parfois plus de trois pieds anglais de haut et quatorze ou quinze pieds de diamètre : ce sont les nids de cet oiseau, gros tout au plus comme une poule d’eau.