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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/708

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esprit embrasse du regard, mais dont il ne saurait pas plus se faire une idée que de la mesure des espaces célestes. La science moderne commence à s’étonner des chiffres de siècles qu’il faut compter depuis les tentatives grossières de l’industrie primitive de l’homme. Que penser des temps planétaires à travers lesquels a pu naître, se dessiner et se perfectionner l’instinct des fourmis légionnaires? La fourmi n’a pas vu seulement l’époque du renne et du mammouth et les glaciers du Jura descendant la vallée du Rhône, elle a été contemporaine de cette période que les géologues marquent par le soulèvement des Alpes. Les fourmis sont plus vieilles sur la terre que le Mont-Blanc. Elles existaient déjà aux temps jurassiques, assez peu différentes de ce qu’elles sont de nos jours. Tandis qu’une mer intérieure cachait encore l’emplacement où devait être plus tard Paris, elles pullulaient dans les régions émergées du centre de l’Europe. On en peut juger par la masse de leurs débris : ils remplissent d’épaisses couches de terrain à OEningen, sur les bords du lac de Constance, et à Radoboj, en Croatie; la roche est noire de fourmis, toutes admirablement conservées avec leurs pattes et leurs fines antennes. Les entomologistes comptent aujourd’hui en Europe une cinquantaine d’espèces. MM. Heer de Zurich et Mayr de Vienne en ont trouvé plus de cent dans les seuls cantons d’OEningen et de Radoboj; plusieurs paraissent identiques aux espèces actuelles. La plupart ont leurs ailes; ce sont des mâles et des femelles. Les ouvrières sont rares : cela s’explique par la nature du terrain, déposé au fond d’eaux tranquilles. Les individus ailés y sont tombés par milliers; les ouvrières élevant moins haut leur existence, attachées à la terre, ont laissé moins de victimes dans les ruisseaux où s’est conservée l’histoire de cette époque. Pour la même raison, ces gisemens si riches d’espèces ne nous apprennent rien des mœurs des fourmis d’alors, ni de leurs habitations. Ce que nous savons, c’est qu’il y avait aussi des pucerons dans le pays, et que les larves de phryganes se faisaient déjà comme aujourd’hui ces étuis où elles se logent et qu’elles traînent partout avec elles. On en a trouvé à OEningen[1]. Nous avons de ce temps-là des ailes de papillon avec leurs dessins, sinon avec leur coloris. Qui sait si quelque jour nous ne retrouverons pas un nid de guêpes tombé d’une branche et un peu moins régulier que ceux d’aujourd’hui? Fût-il même aussi parfait, cela n’infirmerait pas encore l’hy-

  1. Les larves de phryganes se fabriquent des étuis avec des corps étrangers réunis par un peu de soie. Chaque espèce travaille à sa façon et montre une prédilection marquée pour tels ou tels matériaux. Certaines larves confectionnent leurs habitations invariablement avec des graviers, d’autres avec de petites coquilles, d’autres toujours avec des bûchettes, d’autres avec des fétus ou des brins d’herbe, de sorte que l’inspection d’un fourreau permet de reconnaître par quelle espèce il a été construit.