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S’il est vrai, comme le prétend Shelley[1], « que la plus haute perfection de la société humaine a toujours correspondu avec la perfection la plus grande du drame, » ce qui manque à la littérature du XIXe siècle, particulièrement en Angleterre, la grande lacune, le postulatum incontestable, c’est un drame digne d’elle. On sait ce que Shelley, sans travailler directement pour le théâtre, fit d’efforts soutenus et constans pour remplir cette lacune. En fin de compte, il n’y a pas beaucoup mieux réussi que ses contemporains et ses successeurs. Il y a dans cet art une part de métier qui n’est pas moins importante que celle de la poésie, et lors même que le drame est écrit pour la simple lecture, il se doit conformer aux mêmes pratiques. En ce dernier cas, la représentation, quoique idéale, n’est que déplacée, elle existe dans notre pensée; il y a réellement une scène qui s’ouvre devant notre imagination, un splendide amphithéâtre qui se développe, une assemblée fictive qui assiste, une toile qui se lève sur une exposition et qui tombe sur un dénoûment. Cela est si vrai que nous apprécions les procédés de l’art dans les tragédies anciennes, qui ne sont pour nous qu’une simple lecture; nous pouvons dire, par exemple, avec Goethe, que Sophocle est un des dramaturges qui ont le mieux connu leur métier. On n’en dira pas autant de Shelley, de Byron, de beaucoup d’autres. Soit que M. Browning ait eu pour but de mettre ses acteurs sous les yeux du public, soit qu’il ait simplement travaillé pour l’oreille et l’esprit du lecteur, qu’il cherche à gagner par la force des pensées et la beauté des vers, dans l’un et l’autre cas, il n’a pas bien connu son métier. Cette partie considérable de l’art lui fait défaut. Il sait créer des personnages qui ont la vie et la parole; mais ceux-ci se bornent à sentir, à penser, ils n’agissent pas. Ainsi l’écart s’augmente de plus en plus entre la poésie et le théâtre. Les hommes du métier font de l’art le même état que dans la fable le coq fait de la perle qu’il a trouvée, et les poètes abandonnent le drame ou ils remontent à son enfance : ils se contentent d’une scène, d’une situation, moins encore, d’un monologue. Nous voyons chez nous des tentatives du même genre. Shelley, qui déplorait déjà la déchéance du théâtre, conseillait aux poètes de chercher des modèles dans l’art primitif. Il est trop obéi. On fait parler longuement un personnage, à peu près, j’imagine, comme devait s’y prendre le vieux Thespis avec ses acteurs barbouillés de lie. Ne nous plaignons pas, après tout : c’est peut-être une forme nouvelle que la poésie essaie de se donner.

Avant d’arriver à ces compositions seulement dramatiques par le cadre et par la création de personnages qui tiennent la parole au lieu de l’auteur, M. Browning fit des essais qui le rapprochaient

  1. A Defence of poetry, Essays. London, 1840.