Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/721

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

métal. Depuis longtemps le gentilhomme lui jurait qu’il braverait la mort pour elle. L’occasion s’était présentée de connaître la sincérité de ses promesses, avant qu’elle eût abdiqué un pouvoir qui ne peut plus se reprendre. Après tout, quelle était cette épreuve? Celle où s’exposaient quantité de pauvres gens inconnus, sans l’espérance de la gloire, sans l’aiguillon d’une cour tout entière et d’un roi assistant à leur entreprise. Le chasseur en faisait autant pour gagner un médiocre salaire. Un page, pour reprendre son bonnet, pour ne pas devenir un objet de risée, simplement pour n’être pas cassé aux gages peut-être durant une semaine, en faisait autant. Quant à ce misérable gant qu’elle avait reçu au visage, le coup n’en était pas bien lourd, sa joue n’en avait pas même changé de couleur. Un coup reçu au cœur est autrement sensible et ne passe pas si vite : auquel valait-il mieux s’exposer?

Est-ce là un joli paradoxe de M. Browning? Oui, diront peut-être les critiques ; non, diront, je crois, les femmes. Pour nous, il nous suffit d’avoir caractérisé ces petites scènes dramatiques du poète. Non-seulement il fait parler ses personnages pour analyser leurs sentimens, mais il aime à poser de ces problèmes moraux tantôt légers, tantôt plus graves : il se plaît à la psychologie compliquée ou litigieuse. Il fait penser, ce qui dans un poète n’est pas un mérite vulgaire. Dans cette petite scène du gant il introduit, avec plus de finesse d’intention que d’exactitude chronologique, deux hommes du métier des vers, Marot et Ronsard. Le premier reste à sa place, partageant sans doute l’opinion générale. Ronsard, plus curieux, suit la dame et l’interroge. Si M. Browning avait été présent, il est évident qu’il eût fait comme Ronsard.


II.

Imaginez un poète qui se sent né pour le drame et qui pourtant n’a pas en lui le démon de l’action, c’est-à-dire la logique des combinaisons multiples naissant de la passion humaine et l’entraînant vers un dénoûment final; voilà l’écrivain dont nous essayons de tracer la physionomie. Avec les facultés dont il est doué et les lacunes qui s’y laissent apercevoir, il répond sans doute à un certain mouvement de l’esprit contemporain. Il semble, de nos jours, que nous ne soyons pas capables de parvenir au drame réel, complet, et cependant que nous ne puissions nous en passer. Nous voulons sortir de nous-mêmes; de là le besoin du drame. Nous ne voulons pas renoncer aux analyses d’une étude approfondie; de là l’impossibilité de nous plier aux conditions du théâtre. Dans cet état du goût public, il est naturel qu’un poète cherche à se contenter, lui et ses