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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/902

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prirent position dans la cour de notre logement, tandis que d’autres allumaient leurs mèches et garnissaient de poudre le bassinet de leurs fusils. Quelques blessures légères ont rendu les assaillans plus timides, et la nuit a mis fin à cette émeute de curieux; nous avons d’ailleurs exigé nous-mêmes que nos portes demeurassent ouvertes. On paraissait d’ailleurs ici, comme à Lin-ngan, surtout empressé de nous voir manger. Les instrumens européens qui remplaçaient les bâtonnets chinois étaient l’objet d’examens approfondis, et j’ai entendu un homme sagace expliquer à son voisin comme quoi la grande cuiller à soupe était sans doute celle du chef de l’expédition.

La ville est entourée d’une enceinte rectangulaire en briques bien entretenue. Une grande rue principale bordée de magasins la traversa par le milieu. A l’entour, la plaine est très cultivée, et de nombreux villages se pressant près du lac semblent se disputer la terre fertilisée par les dépôts séculaires des eaux qui se retirent. Nous ne pouvons sortir d’ailleurs sans traîner derrière nous une queue de plusieurs milliers d’hommes. Le mandarin civil est un petit personnage timide qui semble consterné d’avoir un rôle à remplir dans ce pays bouleversé. Il abdique entre les mains du mandarin militaire, robuste gaillard décoré d’un globule de corail, à la moustache hérissée, et qui paraît au contraire plein de confiance; il rit bruyamment, parle gras et met rondement la populace à la porte. Le 16 décembre, le froid augmentait, et nous avons vu avec une certaine émotion la neige tomber le lendemain assez abondante pour couvrir les toits, les montagnes et les arbres. Il n’en fallait pas moins partir de Tong-hay. La terre était ensevelie dans un linceul, et le matin une brume épaisse arrêtait le regard à vingt pas. Quand le soleil s’est levé, ce triste aspect de la nature s’est changé en une décoration splendide; les couleurs vives des pagodes et des maisons construites en terre rouge ressortaient avec une prodigieuse netteté sous la neige qui blanchissait les toits; beaucoup d’arbres, surpris en plein travail par cette douche glaciale, semblaient regretter leur sève perdue; d’autres, plus prudens, sentant revenir l’hiver, s’étaient couverts de feuilles rouges qui, mêlées à la neige, produiraient un de ces contrastes merveilleux qui arrachent aux moins enthousiastes un cri d’admiration. Les fleurettes des buissons, avec une goutte d’eau glacée dans le cœur, penchaient la tête comme pour mourir; mais c’étaient surtout les élégans palmiers, dont les raquettes ployaient sous la neige, qui paraissaient être les véritables habitans et comme les témoins caractéristiques de cette zone intermédiaire, où les extrêmes se rencontrent, où l’hiver commence à lutter avec avantage contre l’éternel été des régions intertropicales. Ce spectacle presque oublié produisit sur nous une sensation extraordinaire; il était nou-