Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/201

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’affreuse brutalité de la guerre, je veux rapporter une anecdote que j’entendais raconter il y a quelques années. Pendant les guerres d’Allemagne, Davout, ayant un jour à exécuter une surprise qui exigeait le plus profond silence, avait fait prendre des mesures pour que tout bruit s’éteignît sur sa route, et qu’aucun signal ne pût être donné aux ennemis. Tout à coup, à quelque distance, voilà qu’un son de trompe retentit. « Qu’on aille à l’instant savoir ce que c’est que ce bruit et qui l’a fait, » dit le maréchal. Des éclaireurs partent, et reviennent quelques instans après ramenant un pauvre diable de paysan plus mort que vif. On demande à cet homme pourquoi il a fait ce bruit ; mais sa frayeur le fait balbutier, et sa prononciation tudesque rend ses explications inintelligibles. Cependant il ressortait de cette confusion la probabilité que cet homme était innocent, et avait sonné de sa trompe sans raison aucune et par un simple hasard. Davout écoute un instant, et n’obtenant aucune réponse claire : « Eh bien ! fusillez-le, » dit-il, puis il tourne les talons. Un des spectateurs, qui avait hasardé un timide plaidoyer en faveur de cet homme sans parvenir à se faire écouter, se sentit pris d’un mouvement de compassion, et conseilla de surseoir à l’exécution de quelques minutes, afin de faire une nouvelle tentative auprès du maréchal. Il entre dans sa tente et le trouve assis à une table et rédigeant un rapport. Davout se retourne : « Eh bien ! que voulez-vous ? — Monsieur le maréchal, cet homme est certainement innocent. — Ah çà ! mon cher, que venez-vous me demander ? cet homme a sonné de la trompe, le bruit qu’il a fait pouvait, a pu même donner l’éveil à nos ennemis ; vous connaissez les lois de la guerre, elles sont strictes et inflexibles ; qu’on le fusille. » Alors l’interlocuteur du maréchal, trouvant dans le désespoir de sa pitié l’audace de franchir les bornes du respect militaire, lui fit ce suprême appel : « Monsieur le maréchal, si cet homme est fusillé, son sang retombera sur votre âme. » En entendant ces paroles, Davout parut ému : « Eh bien ! faites ce que voudrez, et laissez-moi tranquille. » Il est malheureux pour l’infortuné meunier de Marac que le chef militaire qui ordonna son exécution n’ait pas eu l’âme d’un Davout, et pour ce chef lui-même qu’il n’ait pas rencontré un subalterne capable de l’audace d’humanité qui sauva la vie à ce lourdaud allemand. Les deux différences sont à l’honneur de notre race et de notre pays, et c’est là toute la conclusion que je veux tirer de ces deux petits récits.


EMILE MONTEGUT.