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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/326

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évident que la première réputation de Mark Twain se fit dans les villes neuves, dans les centres miniers de la Californie. Les livres n’y étaient pas nombreux ; il a plaisamment raconté lui-même comment on se passait d’un camp à l’autre, faute de mieux, certain dictionnaire qui revint à son propriétaire, lacéré par les mains avides qui se l’étaient disputé, sans qu’aucun eût eu le temps de le lire. Et d’où partaient ces récits sans prétention destinés à des lecteurs à demi sauvages ? M. Hingston, qui rendit visite en 1863 au jeune humoriste américain, l’a raconté avec esprit. Il partit de San-Francisco pour la Sierra-Nevada dans une saison où les chemins de la montagne, obstrués par les neiges, étaient impraticables ; force lui fut, après des difficultés inouïes, de s’arrêter à Placerville pour y attendre deux mois entiers qu’il devînt possible de continuer le voyage en diligence. Lorsqu’il atteignit enfin Virginia-City, âgée de quelques mois seulement, sur la pente du Mont-Davidson, et qu’il demanda Samuel L. Clemens, plus connu sous le pseudonyme de Mark Twain, on lui indiqua le bureau de la Territorial enterprise. « L’entreprise territoriale » est un journal quotidien de grandes dimensions et fort bien informé, qui fut créé lorsqu’avaient à peine disparu, chassées par1 la ville naissante, les tentes indiennes qui peuplaient ce désert. Le bureau du journal, à fondations de granit, à façade de fer, forme le plus bel ornement de la rue C. Au rez-de-chaussée, M. Hingston vit un salon meublé d’un piano et où l’on buvait ; derrière le salon à boire, deux presses d’imprimerie perfectionnées à vapeur ; au premier étage, les bureaux des courtiers d’actions de mines et un entrepôt d’eau-de-vie ; au second étage, d’autres courtiers et quelques hommes de loi (attorneys) ; au troisième, les bureaux d’administration et de rédaction du journal. Mark Twain, entendant prononcer son nom, cria gaîment : — Apportez le gentleman dans mon antre. Le noble animal y est ! — M. Hingston, admis en sa présence, nous donne de lui le portrait que voici : « Un homme jeune, vigoureusement bâti, le teint vermeil, les cheveux dorés, les yeux clairs et pétillans, franc et cordial de manières, ressemblant plutôt à un mineur qu’à un homme d’étude, capable, on le voyait tout de suite, de jouer son rôle dans une rixe et d’asséner un rude coup aussi lestement qu’il pouvait lancer une bonne plaisanterie ; brusque, réjoui, de bonne humeur, bienveillant, sans façon… Songez que des fenêtres du bureau on découvrait le désert, qu’à dix milles de là les Indiens campaient dans les sauges, que la ville était peuplée de mineurs, d’aventuriers, de brocanteurs juifs, de joueurs, de toute la population roulante des placers et des territoires neufs ; vous comprendrez qu’un rédacteur de journal quotidien dans un lieu pareil ne s’acquitte