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d’une voix douce et plaintive : — Cher petit tablier qui m’as déjà sauvé, sauve-moi encore ! Catherine, bonne Catherine, prends pitié de moi ; ne me livre pas à la fileuse !

Catherine revint auprès de sa tante. Elle avait relevé et noué son tablier, espérant que dame Colette n’y ferait pas attention. Le fait est qu’elle était très affairée ; elle avait bien dressé et bien peigné sa meule, et, armée de cardes très fines, elle commençait à carder les nuages. Elle allait si vite qu’en un moment ce fut fini, et, comme Catherine se baissait pour enlever une charge de cette ouate éclatante, son tablier se dénoua, et le nuage rose roula dans le tas. — Ah ! friponne que vous êtes ! dit la tante en le saisissant dans ses cardes ; vous avez cru que je ne le découvrirais pas ! Au tas, le nuage rose, au tas comme les autres !

— Ma tante ! ma tante ! grâce pour celui-là ! s’écria Catherine, grâce pour mon petit nuage !

— Mets-le sur ta quenouille, répondit dame Colette ; le voilà cardé, fais-en du fil, et vite, et vite ! je le veux !

Catherine reprit sa quenouille, et fila en fermant les yeux pour ne pas voir l’agonie du pauvre nuage ; elle entendit de faibles plaintes, elle faillit jeter la quenouille et se sauver ; mais ses mains s’engourdirent, ses yeux se troublèrent, et elle se retrouva couchée sur la pierre moussue, à côté de sa tante, qui dormait aussi.

XV.

Elle se leva et secoua Mme Colette, qui lui dit en l’embrassant : — Eh bien ! nous avons été paresseuses toutes deux, nous avons dormi l’une et l’autre. Est-ce que tu as rêvé quelque chose ?

— Oh ! oui, ma tante ; j’ai rêvé que je filais aussi bien que vous ; mais ce que je filais, hélas ! c’était mon nuage rose !

— Eh bien ! mon enfant, sache qu’il y a longtemps que j’ai filé le mien. Le nuage rose, c’était mon caprice, ma fantaisie, mon mauvais destin. Je l’ai mis sur ma quenouille, et le travail, le beau et bon travail, a fait de l’ennemi un fil si léger que je ne l’ai plus senti. Tu feras comme moi : tu ne pourras pas empêcher les nuages de passer ; mais tu auras fait provision de courage. Tu les saisiras, tu les carderas, et tu les fileras si bien qu’ils ne pourront plus faire l’orage autour de toi et en toi-même.

Catherine ne comprit pas beaucoup la leçon ; mais elle ne revit plus le nuage rose. Quand, trois mois plus tard, sa mère vint la voir, elle filait déjà dix fois mieux qu’au commencement, et au bout de quelques années elle était aussi habile que la tante Colette, dont elle était la riche héritière.

George Sand.