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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/718

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Le Conservatoire ne fournit rien ; pourquoi l’Opéra n’aurait-il pas une école de chant à lui comme il a son école de danse ? Là se formeraient des voix ad usum delphini ; là, sous des maîtres particuliers, nommés et subventionnés par l’administration, s’élèveraient les ténors et les soprani, oiseaux rares de ce jardin d’acclimatation dont le seul directeur aurait la clé. Rappelons-nous les excellens résultats obtenus dans leur classe de danse par Mme Taglioni et Mme Dominique, rappelons-nous surtout l’exemple de cette pauvre et charmante Bozzacchi, si rapidement enlevée. Rien n’empêcherait l’œuvre instituée pour la danse de fonctionner aussi bien pour le chant. Dans un théâtre dûment équilibré, que gouverne un homme intelligent, on prévoit les choses à distance, et il y aurait un avantage réel à recruter, à dresser des sujets en vue des combinaisons projetées. Cette fondation d’une classe de chant spécialement attachée à l’Opéra et fournissant à ses seuls besoins, indiquée depuis longtemps, semble aujourd’hui rendue indispensable par la mesure que vient de prendre le nouveau directeur du Conservatoire en supprimant le pensionnat. Il était d’usage jusqu’ici que les élèves du chant, comme ceux de l’École normale, fussent internés. Ces jeunes gens, nourris et logés par l’état, enrégimentés sous l’uniforme d’une institution nationale, subissaient une de ces surveillances réglementaires à la fois hygiéniques et morales qui trop souvent ne plaisent pas à tout le monde. Tant que vécut M. Cherubini, la discipline alla bon train ; l’illustre auteur de Médée était un pédagogue qui n’admettait guère la plaisanterie. Il suffirait pour s’en convaincre de contempler dans le tableau d’Ingres cette âpre et puissante figure de vieillard renfrogné qui tourne le dos à la muse, et semble maugréer contre sa propre apothéose. Avec M. Auber, les mœurs devinrent plus anacréontiques, et l’école s’émancipa si bien que, lorsque l’aimable maître quitta la place, le désordre régnait partout. Un organisateur survenant en pareille occasion aurait eu peut-être l’idée de réagir contre les abus ; M. Thomas, d’un trait de plume, a dispersé le pensionnat. Il s’est dit : Les élèves découchent, — et au lieu de rétablir l’appel du soir, de resserrer la discipline, il a mélancoliquement ouvert la cage, imitant Léonard de Vinci, qui rendait ainsi la liberté aux gentils rossignols captifs.

Le système d’éviter un mal en en créant un pire n’a rien de nouveau : Gribouille le pratiquait à sa manière alors que, pour ne pas être mouillé par la pluie, il se jetait à l’eau. M. Thomas trouve la licence dans son pensionnat, et, plutôt que de restaurer l’ordre, il supprime le pensionnat. À merveille ! Voilà désormais des ténors et des barytons sur lesquels la France peut compter, — car ces voix qui n’étaient émancipées qu’à demi et qu’on émancipe tout à fait, l’état, s’il vous plaît, n’en continuera pas moins de les payer ! Il va sans dire que les cafés-concerts et autres institutions nationales ne manqueront pas de mettre à profit la circonstance. Les Champs-Élysées et les jardins publics sont là pour